Le Debrief

Cap de la quarantaine et périphérie du cool, racontés depuis l'Essonne. Mon autre publication sur Kessel : le feuilleton littéraire "Glory Box".

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Par Charlotte Moreau
30 nov. · 5 mn à lire
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#32 Ma resting bitch face

« Je sais que j’ai une expression assez inamicale sur le visage, au naturel. »

En préparant le prochain chapitre de « Glory Box », je suis retombée sur cette phrase dans mes notes. J’étais au Parisien depuis trois ans quand je l’avais lancée devant mes collègues amusés.  

Ma réputation au journal n’était déjà plus à faire. « Tu sais comment on t’appelle au service politique ? L’autiste », m’avait glissé un de mes collègues.

On ne parlait pas de validisme en 2007 évidemment. Et je dois l’avouer si je veux être fidèle à mon ressenti d'alors : la comparaison ne m’avait pas déplu.

Elle touchait à quelque chose d’informulé, de l’ordre de l’armure, de la distance de sécurité. Quelque chose qui ne m’était ni étranger ni anodin.

Introvertie je suis, mais pas seulement.
2007, c’était aussi l’époque où je passais de longues heures à me photographier pour mon blog. Le visage d’abord caché par l’objectif. Puis dévoilé, lorsque c’est devenu de rigueur. Tête baissée, regard blasé ou frondeur, je faisais comme les copines, je ne souriais jamais.

Qui avait décrété ces conventions mystérieuses ? 
Par quel geste collectif des jeunes femmes ordinaires décidaient-elles soudain, dans le monde entier, de jouer au mannequin, de sortir de leur place, de se donner ce genre-là ?

Des blogueuses mode, on moquait beaucoup de choses je l’ai déjà raconté, mais moins souvent celle-ci. L’absence de sourire.

Puis, de manière tout aussi collégiale et implicite, les usages ont de nouveau changé. Lorsque la gaieté a envahi la blogosphère, j’ai là encore épousé le sens du vent.

Était-ce une manière de nous faire pardonner notre exhibition ? 
De prouver que nous avions de l’humour (il fallait lire nos textes pour le savoir) que nous n’étions pas des bêcheuses

Par un nouvel automatisme parfaitement symétrique au précédent, j’ai commencé à sourire moi aussi et c’était moins une question de conviction que de conformisme.
J’ai toujours préféré la quiétude à la singularité. M’abriter derrière la force du groupe me permettait à la fois d’apparaître et de m’y dissoudre. D’éviter les effets indésirables de l’exposition : procès d’intention, malentendus.

Cette prudence-là, cette manière de prendre sa place dans le monde ne venaient pas de nulle part.
Je fais partie de ces ultimes générations qui ont grandi avec la fameuse « liberté d’importuner » chère à Catherine Deneuve. Selon laquelle une femme est par défaut disponible, accessible, abordable. Davantage encore si elle sourit. 

Combien de « Xennials » comme moi, nées entre 1977 et 1983, avaient ce calcul en tête, avant chaque sortie dans la rue ? Géraldine Dormoy l’évoque aussi dans son « Âge bête », nous sommes nombreuses à avoir investi l’espace public avec cette charge mentale-là. Cette menace diffuse et acquise sur notre tranquillité, quand ce n’était pas notre sécurité. 

Chez moi, l’air malcommode a aussi été une affaire d’hérédité. 

À la vingtaine j’ai commencé à arborer, à quelques détails près, le visage de ma mère. Beauté froide qui autrefois fascinait et effrayait mes camarades de classe, avec ses yeux très clairs, le pli parfois dur entre ses sourcils et au coin de sa bouche.
Un masque social qui la préservait des conversations non sollicitées lorsqu’elle est arrivée en France sans encore maîtriser la langue. Elle l’a gardé. J’en ai hérité. « On dirait Maman », m'a confirmé un jour une de mes soeurs, en me regardant de profil dans la voiture. Je tenais le volant, concentrée sur la circulation. Affichant ce qu’on n’appelait pas encore une resting bitch face.

« Il y a du consentement dans le sourire, tandis que le rire est souvent un refus » écrit Victor Hugo dans « L’homme qui rit ».

Oui sourire, c’était consentir. C’était enclencher une chaîne d’interactions, accepter l’étape d’après et savoir y faire face. C’était compter sur des qualités sociales complémentaires. Une répartie sur laquelle se reposer. Le don de meubler ou d’écourter. D’éconduire sans vexer. De manier le small talk.

Ne pas sourire, c’était sauter l’obstacle. Pouvoir désamorcer l’échange avant même qu’il ait lieu. Avancer désarmée et avancer quand même. Choisir ses interlocuteurs. Les miens ont toujours été circonscrits : les gens que je connais et reconnais (je suis myope et peu physionomiste), les commerçants, auprès desquels je manifeste une courtoisie presque disproportionnée, pour avoir été moi-même de l'autre côté du comptoir.
Le reste du monde est un brouillard dans lequel je tâtonne. Le masque des années Covid ne m'a jamais posé problème.

« Depuis l’adolescence, le grand sourire est une manière pour moi de me faire accepter partout. Des fois j’aimerais pratiquer la resting bitch face » m’a écrit Céline quand j’ai dévoilé sur Instagram le sujet de cette newsletter. Elle a 35 ans, et je suis tentée d’y voir un signe encourageant. Qu’à quelques années d’intervalle, nous ne grandissons déjà plus avec les mêmes réflexes.

Sourire est toujours une décision.
Ne pas sourire, notre état par défaut, comme le rappelle toute la littérature sur le « sourire russe » et les multiples contextes dans lesquels il est considéré comme malvenu. À Moscou, j’aurais dû me sentir comme un poisson dans l’eau. Mais au contraire, voir tant de visages fermés m’a perturbée. Surtout en ayant comme principales interactions là-bas des métiers de contact (douaniers, personnel hôtelier, vendeurs, restaurateurs, caissiers, guides touristiques…) précisément ces interlocuteurs auxquels je suis habituée à sourire largement au quotidien car nos échanges sont bornés, balisés, sans risque.

À Moscou, j’avais 32 ans.
Dans quelques jours, j’en aurai dix de plus. 
Et ma resting bitch face est toujours là.

Elle apparaît quand je suis pensive ou affairée. 
Quand je tape un papier, touille une casserole ou suis photographiée à mon insu.
Cette ligne dure au niveau de la mâchoire, et qui le devient de plus en plus en vieillissant.
Ça me surprend toujours et me chagrine parfois, car ce filtre m’est devenu largement inutile. 

Je ne travaille plus dans des environnements saturés de passage, d’interruptions potentielles, mais chez moi, seule. 
Dans la rue, on ne m’interpelle plus. Je n’ai plus de raison de mettre une distance, mes enfants s’en chargent, et quand ce ne sont pas mes enfants, c’est mon âge, mon allure. Quelque chose évoquant davantage la matrone que la jeune femme, et me valant une paix royale. 

Ne pas sembler abordable, ce n’est plus l’image que j’ai de moi, mais que je le veuille ou non, c’est encore celle que je renvoie. 


RV le dimanche 1er janvier pour le prochain Debrief


Et "Glory Box", c'est par ici


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