Le Debrief

Cap de la quarantaine et périphérie du cool, racontés depuis l'Essonne. Mon autre publication sur Kessel : le feuilleton littéraire "Glory Box".

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Par Charlotte Moreau
5 nov. · 7 mn à lire
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#31 Lire et être lue

Tout a commencé par un chef-d'oeuvre, un chef-d'oeuvre qui me tombait des mains. Je m'étais entêtée cent pages, en vain. Ne fallait-il pas être patiente ? J'en avais passé le cap, franchi celui de l'agacement. Quelque chose n’allait pas, n’allait plus, dans cet exercice d’abnégation que l’on exigeait de moi.

Quand je me suis dénoncée sur Instagram début juillet (« oui le grand roman américain de la décennie m’ennuie ») j’ai d’abord été réconfortée par les nombreux abonnés allant dans mon sens. Comme s’il y avait une vérité absolue à propos de « Betty » que nous étions quand même quelques-uns à connaître.

Une portion tout aussi large nous recommandait de persévérer, c’était logique. On ne remporte pas une douzaine de prix littéraires dans le monde sans séduire quelques lecteurs.

Puis un commentaire a fait déclic : « Se méfier des chefs-d’œuvre absolus, toujours. Laisser faire le temps et connaître ses accroches, ses sujets, ses rythmes personnels. Un roman c’est comme une rencontre ou un dialogue intime, eh bien on n’est pas forcément pote avec tout le monde et c’est pas grave. J’ai mis un temps infini à l’accepter. » 

Astraordinaire fait partie de mes lectrices de longue date et avait compris quelque chose que moi, je ne m’étais encore jamais formulé. 
Pourtant mes accroches, mes sujets, mes rythmes personnels, ces rencontres et dialogues intimes, toutes ces informations dont elle parlait, je les détenais.

Oui, je préfère les livres dans lesquels on fait irruption, les livres qui m’embarquent sur le champ avec un sentiment d’urgence et d’immersion instantanés.

C’est un goût lié à ma formation de journaliste que je défends depuis deux ans en masterclass d’écriture et que pourtant, je n’avais pas systématisé dans mes choix de lectrice.

Jusqu’à « Betty », j’achetais encore sans les ouvrir des oeuvres dont j’avais entendu du bien, séduite par leur thème, leur bouche-à-oreille, une critique bien tournée, une sympathie naturelle pour l’auteur.

Alors qu’au fond, ce qui me fait plonger dans un livre je dois bien le reconnaître, ce n’est pas le sujet, c’est la forme. Cette fameuse mise en tension du lecteur, qui est moins affaire de thème, que de langage et de rythme.

C’est Emmanuel Carrère qui me raconte sa fascination pour les premiers Chrétiens alors que je suis athée, et que cette genèse ne m’intéresse pas.

C’est Mathieu Palain qui interroge le destin d’un athlète braqueur et entame son récit par la panne de sa propre voiture sur le chemin du parloir. 

C’est Marie Kock, qui démarre son essai « Vieille fille » par la noyade à laquelle elle a réchappé de justesse au large de Marseille.

Je me rappelle les incipits de chacun de ces livres. La manière dont ils m’ont aspirée. Je n’ai aucun souvenir de celui de « Betty ». 

Après cette épiphanie estivale sur Instagram, une nouvelle obsession m’est tombée dessus, impérieuse comme une démangeaison : appliquer le « test de la première page » à tous mes livres à lire. Ceux qui patientaient déjà dans ma bibliothèque (où ils sont classés par auteur sur une étagère dédiée) et ceux que je projetais d’acquérir (dont je tiens l’inventaire sur Memorizer).

Grâce à ce nouveau filtre, je me suis débarrassée en quelques heures d’un paquet de volumes prenant la poussière comme de l’envie de « lire tout Chantal Thomas », l’universellement acclamée Chantal Thomas, que je suis socio-culturellement programmée pour aimer.

En feuilletant son « Journal de nage » sur Google Books, je n’ai pas ressenti l’urgence. Et aujourd’hui, je suis aussi soulagée de le ressentir que troublée de l’expliquer.

Comprenez-moi. Moi aussi j’écris.

D’où puis-je asséner, moi la plume connue de ceux qui connaissent, que celle d’une académicienne me fait bâiller ?

D’où puis-je considérer, à propos d’une écrivaine ayant ému des centaines de milliers de lecteurs, qu’elle ne mérite pas mon temps ? 

Ne sais-je pas pertinemment, moi qui prétends écrire, le travail que c’est d’obtenir crédit et renommée ? 

Ne suis-je pas la plus mal placée, étant moi-même à la conquête d’un nouveau lectorat, pour aller renâcler devant l’oeuvre des autres ? Ne ferais-je pas mieux de balayer devant ma porte ? De soutenir la comparaison ?

Le devoir d’exemplarité, c’est aussi de ça dont on se débarrasse quand on est simultanément lecteur et auteur. Juge et partie.

Lire me fera toujours mieux écrire, les deux pratiques se nourrissent et s’interpénètrent. Et partant de là, écrire influe sur ma façon de lire. 

Moi qui transmets à mes élèves le goût du réel, du contraste, celui que j’essaie, en vieillissant, d’amener dans mes propres textes, je décroche si une lecture ne me l’offre pas.

Le raffinement de la langue m’indiffère, ne déclenche en moi aucune implication émotionnelle, le travail de storytelling et de narration, oui. C’est ce qui me rend sensible à des auteurs aux styles hétérogènes.

Une plume clinique ou poétique peut m’embarquer tant qu’elle a le sens du récit, des scènes, de l’enchaînement des événements. Une description peut me percuter ou me barber pour ces mêmes raisons. Elle doit me mettre en tension, dans les deux sens du terme : la tension du lien, celle du voltage.

En expliquant ma déception « Betty », j’avais d’abord évoqué sur Instagram ma réticence face aux « histoires racontées à hauteur d’enfant », exercice souvent casse-gueule.

Ce n’était pas le bon argument, car j’ai plein de contre-exemples. Dans un registre comparable, les narrateurs du « Démon de la colline aux loups » ou de « Ils vont tuer vos fils » sont des enfants et leurs voix m’emportent immédiatement. C’est affaire de narration.

Si vous avez lu tous ces livres, vous vous demandez peut-être ce qui m’attire dans une telle noirceur, débat récurrent dans les commentaires de mes critiques de livres, de séries ou de films. Rien n’est jamais trop dur pour moi, au contraire.

Ces loisirs anxiogènes sont-ils l’apanage d’une existence confortable, qui m’a beaucoup épargnée ? Davantage que mes soeurs plus âgées, qui elles sont lectrices de « feel good books » ? Je l’ai un temps pensé. Ce n’est plus aussi simple ni aussi vrai. 

Parce que la vie se fait moins insouciante et que ma propre part d’ombre m’interpelle. On se passionne pour le chaos quand on est obsédée du contrôle. Et plus je vieillis, plus je m’intéresse à ces moments où les événements m’ont échappé. 

J’ai eu ma part d’humiliations et de vexations liées à mon statut d’auteur, à l’ego et aux fragilités qu’il suppose. Aux expériences paradoxales qu’il provoque.

« Antiguide de la mode » est celui de mes livres qui, tout à la fois, a le mieux marché commercialement, et m’a valu le moins de feedbacks positifs. On peut même parler de quasi bad buzz quand j’en ai publié les premiers extraits sur feu mon blog. Les archives ne sont plus là pour en témoigner (il reste quand même les évaluations Amazon) mais ça a été un feu nourri de messages interloqués, avec en tête ce reproche massif, ce reproche massue, « c’est pas toi ».

J’ai saisi alors la divergence entre l’image que j’avais renvoyée en tant que blogueuse, et la réalité. Ça a été structurant et libérateur à plein de niveaux. Certaines pages de l’Antiguide me font toujours autant rire huit ans après, d’autres sont clairement perfectibles. J’avais 33 ans à l’époque, j’en ai bientôt 42, je ne réécrirais pas tout à l’identique. J’ai changé et compris deux-trois trucs au passage. 

Mes textes les plus personnels ont souvent échappé au destin que j’avais programmé pour eux.

« Il était une fois les pompiers », mon livre le plus abouti et le moins accessible est aussi celui avec lequel j’entretiens le rapport le plus contrarié, parce qu’il n’a pas fait que des heureux. Et que souvenez-vous, j’ai un problème structurel avec le fait de déplaire. Même quand je m’empare sciemment de sujets polémiques.
 
Mon dernier pari littéraire, « Glory Box », est un heureux accident sur lequel je n’ai pas eu beaucoup de prise non plus. Il a d’abord été un projet de livre retoqué par un grand éditeur, lequel m’avait reproché mon manque de notoriété.

Or ce manque de notoriété, disons carrément cette absence, est justement aux fondements de ma démarche. Côtoyer des gens célèbres, tenter de percer leur vernis et leur mystère, évoluer dans des sphères qui ne sont pas les vôtres et mesurer ce fossé chaque jour, ça ne s’opère forcément que depuis la marge. 

Il est beaucoup question de désenchantement dans « Glory Box », de « glitter mélancolique » pour reprendre la formule d’une amie. Ce sera encore le cas dans le prochain chapitre, le 15 novembre. Et plus je m’intéresse aux rendez-vous manqués, plus je planche sur ces vérités-là, moins j’ai peur. De ne pas être comprise dans ma démarche comme de passer à côté d’un auteur plébiscité. 

Je ne peux pas tout et ne veux pas tout. Juste ce qui résonne avec mon diapason personnel.

Comme l’a constaté Astraordinaire, une lecture est une relation mais aussi un goût. Personne ne songerait à nous faire dévier de nos préférences culinaires ou musicales, on ne les discute pas. Il en va de même pour la lecture.

Je refuse l’idée qu’un livre se mérite. Que cent bonnes pages sont encore meilleures quand on en a enduré deux cent mauvaises juste avant. Que « ça valait le coup ». Non. Un livre à mon goût, c'est un livre qui m’emporte comme une bourrasque, point final. Je suis pour les pageturners et pour que ce mot ne soit plus péjoratif.
 
Alors oui, ça me met une pression folle à chaque fois que je sors mon propre clavier. Elle a intérêt à être à la hauteur de ce qu’elle exige, la Moreau. Mais sans cette ambition, à quoi bon ? C’est ma boussole, c’est comme ça que j’aime naviguer. Savoir qu’il y aura des embardées, des obstacles et des ratés ne m’empêche pas de continuer. Justement parce que j’écris. Qu'au pire, ça me fera une histoire à raconter plus tard. Et que les meilleures, ce sont toujours les sorties de route.


RV le mercredi 30 novembre pour le prochain Debrief


"Glory Box", c'est par ici