Le Debrief

Cap de la quarantaine et périphérie du cool, racontés depuis l'Essonne. Mon autre publication sur Kessel : le feuilleton littéraire "Glory Box".

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Par Charlotte Moreau
30 juin · 5 mn à lire
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#27 Alors, qu'est-ce que tu deviens ?

« Compte sur moi, évidemment que je serai là. » Je n’ai pas hésité 2 secondes avant d’envoyer le texto. Mon ancien binôme qui quitte le journal. L’homme qui a fait trembler la prod de « Koh-Lanta ». Bien sûr que j’irai à son pot de départ. J’allais revoir tout le monde ! J’allais revoir tout le monde… Et aussi sec, l’anxiété m’a rattrapée.

JUIN 2022. Trois ans que je n’avais pas vu la plupart de ces visages, si familiers. Trois ans que je ne m’étais pas avancée sur cette scène si particulière, la rédaction d’un quotidien.

Partir de là-bas, c’est toujours disparaître un peu.

Soit on quitte Le Parisien pour un poste plus exposé encore, soit on décroche. Comme on descend d’un train lancé à pleine vitesse. Et avec mes enfants en bas âge, mes livres, mes élèves, mon nouveau statut de pigiste, mon repli en banlieue, je fais partie de ceux qui ont décroché.

De ceux à qui on demandera « Alooooors, comment ça va ? Ton livre sur les pompiers, ça a bien marché ? C’est quoi le prochain ? »

J’avais été de ce côté de la barrière moi aussi, aux pots précédents, quand je faisais encore partie des murs. Mesurant l’épanouissement des anciens à l’épaisseur de leur agenda. À une ligne intacte, aussi. Ceux qui galéraient prenaient souvent du poids. Aujourd’hui, c’était moi.

Des kilos qui, depuis le temps, racontaient autre chose que ma deuxième grossesse. La pandémie, le télétravail, le regard aimant de ma petite famille, les 3 repas par jour, l’intendance permanente, la comfort food. Des kilos qui voulaient dire « Elle se laisse aller. » À leur place, c’est ce que j’aurais pensé.

Il me restait deux mois avant ce pot de départ, deux mois pour apprivoiser mes insécurités. Organiser un bluff convaincant. Qui commencerait, quoi d’autre, par les vêtements.

Ne pas avoir l’air aux abois. Ne pas débouler avec le look de la fille qui a des trucs à prouver. Moi la coach en désencombrement, la ninja de la penderie optimisée, je ne pouvais pas faire cette erreur de débutante. D’ailleurs, ça ferait un formidable papier pour mon employeur, le ELLE.fr. Aussitôt dit, aussitôt fait.

« Parfois, comme on aimerait éblouir un ex, on veut revenir et en jeter aux yeux des anciens collègues ou N+1. Mais dégainer une tenue too much, c’est signaler ouvertement qu’on n’est pas passée à autre chose. Votre agenda réel (en mettre plein la vue à tout le monde) doit rester subtil. Vous résisterez donc à la tentation de la flamboyance. »

En rédigeant ces « 10 conseils stylés pour survivre à un pot de départ », c’est à moi que je parlais. C’est de moi dont je parlais. Les meilleurs papiers sont toujours ceux où l’on dialogue avec ses névroses.

Oui, qu’est-ce que je deviens, vraiment ?

Je suis au clair avec ma vie, mon rythme, mes choix professionnels depuis trois ans. Mais rien n’est simple. Je n’ai ni retrouvé mon salaire d’avant, ni capitalisé sur mes formations, ni refait le best-seller que tout le monde espérait. Mes livres ont marché mais pas autant que mon tout premier. Celui qui avait été en tête de gondole à la Fnac. J’ai encore la photo.

Comme tant d’autres, j’ai écrit pour la gloire. Enfin, la gloire ça aurait déjà été pas mal.

Tout ce que je fais, je le fais surtout sous les radars, désormais.

Le soir, je ne rentre plus d’une interview à Londres ou d’un festival à Monaco. Je descends juste du grenier, de ce bureau aménagé sous les combles. Forcément, ça suscite moins de questions. Ma famille ne m’en pose plus. Je me suis habituée.

Les interrogations, je m’y soumets toute seule déjà bien assez. Comme quand mon téléphone me balance des photos souvenirs. J’ai sursauté en revoyant celles de mon propre pot de départ. Robe noire, collants noirs, bottes noires, cheveux noirs. Qui venais-je enterrer ? Ma carrière ? Ça aussi, je l’ai mis dans le papier pour ELLE.

« Charlotte, auriez-vous quelques minutes pour remplir ce formulaire sur votre parcours ? » Un mail de mon école de journalisme. Décidément tout le monde veut savoir ce que je deviens. Les élèves de cette année veulent réaliser un annuaire des anciens. Vertige en recevant le tableau Excel quelques semaines plus tard.

Ils ont repris la liste des diplômés. Sur ma promo, tous ceux que je côtoie encore, et puis des noms oubliés. Des postes prestigieux, qui m’arrachent un sifflement. Des reconversions surprenantes. Certains ont quitté le métier. D’autres cases sont restées blanches. Camarades injoignables, ou qui n’avaient pas donné suite.

Moi ? J’ai répondu tellement de choses que j’occupe plusieurs lignes. Si j’avais su, j’aurais fait plus court. Moins… fébrile.

Le soir du pot de départ, je pars en retard. Prends mon temps pour me garer, le coeur battant un peu trop vite. Vérifie mon reflet dans le miroir. Fais un crochet à la pharmacie, la bouche sèche. De toute façon, sans badge ni personne à l’accueil, je suis à la porte. J’attends dans la cour, nuque baissée, scrollant sur mon téléphone pour me donner une contenance.

La première personne à me voir va donner le ton. La première personne… La première personne hurle en m’apercevant, me capturant dans un « hug » dont je me souviendrai longtemps. Un geste qui résumera la soirée tout entière. Tous ces visages, tous ces sourires, tous ces bras autour de mon cou.

Sur la carte de Mika, j’ai écrit un truc un peu nul. Indigne de nous. Trop à dire. Je ne sais pas improviser ces mots-là.

Après avoir refait le monde à tous les étages, ri comme des gamins et comme si je n’étais jamais partie, je suis rentrée chez moi gonflée à bloc, le pas et le coeur légers.

Oui, j’avais changé. Mais j’avais oublié ce truc. Que je les connaissais si bien. Que je pouvais tout leur avouer. Que les masques ne tombent jamais mieux qu’entre collègues. Quand on connaît les tics, les manies et les biorythmes de chacun sur le bout des doigts. Qu’avec eux on a brillé, craqué, pleuré de rire et de fatigue.

Cette intimité-là se suspend quand on s'éloigne. Mais elle ne rompt jamais.


LE DEBRIEF DE JUIN

La grogne face aux contenus payants, et deux-trois choses à dire là-dessus. Alors, ce nouveau Top Gun ? L'auteur qui squatte le plus ma bibliothèque. Un hymne aux cagoles. Ce que je fais la veille d'une masterclass. La voix de Dark Vador. Le replay de S'autoriser à écrire. What happens devant Roland-Garros. Mon père, ma mère, l'oubli et moi. Comment survivre à la saison des mariages ?