Le Debrief

Cap de la quarantaine et périphérie du cool, racontés depuis l'Essonne. Mon autre publication sur Kessel : le feuilleton littéraire "Glory Box".

image_author_Charlotte_Moreau
Par Charlotte Moreau
31 mars · 6 mn à lire
Partager cet article :

#36 Un coup de Tonnerre

« Vous êtes sûrs pour le prénom ? Vous savez ce qu’on dit, ça influence le comportement. »

L’éleveuse a un sourire en coin. Oui, on est sûrs. On a choisi la plus indépendante de la portée, celle qui a l’air détente, fait sa vie dans l’enclos, tout en venant régulièrement nous mâchouiller les lacets. « J’aime bien l’attitude, a dit l’Homme, c’est ce qu’il nous faut pour Tartine. »

La question du second chien, ou du chien d’après, vous vous la posez fatalement quand le premier a atteint un âge canonique et devrait, statistiquement, déjà être mort et enterré. 

On était d’accord sur le principe : un plus gros molosse, qui profiterait du jardin et monterait la garde dans notre quartier farci de cambrioleurs. Je m’étais laissée convaincre par le plus intimidant d'entre eux, un cane corso. On en avait côtoyé plusieurs ces dernières années, aussi imposants qu’affectueux. 

Restait la question du timing. 

Moi je n’étais pas pressée mais l’Homme, lui, ne voulait plus attendre. Et après quelques coups de fil, s’était positionné sur un élevage en Loire-Atlantique qui exigeait de nous rencontrer, avant toute démarche d’adoption. « C’est bon signe. » 

On partait sur un mâle, puis on s’est dégonflés sur place en voyant avec quelle poigne l’éleveur devait maintenir l’un de ses reproducteurs, pour qu’il n’aille pas jouer avec la poussette du petit dernier.

On n’avait jamais géré qu’un carlin de 7 kilos, qu’on pouvait soulever comme un colissimo et qui n’avait plus assez de dents pour faire mal à qui que ce soit. Va pour une demoiselle. Elle ne courserait pas les femelles en chaleur et, une fois adulte, ne pèserait que 45 kilos. Ce serait déjà bien assez. 

Trois mois plus tard, la portée est là, le choix est fait et je choisis « Thunderstruck » d’AC/DC pour illustrer nos premières vidéos de Tonnerre. Un reel que je posterai bien plus tard sur mon Instagram. Il faut encore attendre 3 semaines pour récupérer la chienne sevrée et vaccinée. 

Je pense à elle tous les jours, son pelage, son odeur, ses yeux bleus, son poids chaud et moelleux contre le mien. Je suis prête et couve Tartine du regard, regrettant de ne rien pouvoir lui expliquer.

Les grossesses, elle avait su, les chiens savent, sentent. L’arrivée d’une compagne qui a quinze ans de moins qu’elle et déjà quatre kilos de plus, je ne peux pas l’annoncer. 

Tartine est de plus en plus diminuée, cumulant problèmes cardiaques, pulmonaires et articulaires, passant chaque jour plus de temps dans son panier, dont elle sort les pattes endolories, claudiquant jusqu’à sa gamelle malgré les anti-inflammatoires.

Cette nouvelle compagne, ça va soit la faire revivre, soit la tuer. 

Je n’immortalise pas la toute première rencontre. On a huit heures de route dans les pattes, il fait nuit, Tonnerre s’est pelotonnée calmement dans la voiture pendant tout le trajet, a fait pipi sur commande à chaque pause, n’ose pas s’aventurer dans le jardin. Les premiers instants sont calmes et timides, Tartine n’a jamais été très sociable, Tonnerre s’endort seule dans sa cage d’éducation, celle que l’éleveur nous a chaudement recommandée « C’est comme sa chambre, un espace pour elle. »  

Trois jours plus tard, je fais une crise de larmes sur mon lit, à bout de nerfs.

J’aimerais vous raconter une histoire aussi baroque que ces vidéos sur TikTok où l’on voit des lolcats vider des commodes, renverser méthodiquement vases et assiettes, arracher des rideaux et détruire le faux plafond d’un appartement.  

La vérité est moins drôle. 

Des « bêtises », Tonnerre n’en fait pas tant que ça. Oui, il ne faut rien laisser traîner, lui fournir autant de jouets et de trucs à ronger que nécessaire, jouer avec elle, récupérer inlassablement ce qu’elle embarque quand même pour le déchiqueter, protéger particulièrement Anouk, qui fait quasiment sa taille quand elle se met sur les pattes arrière pour lui happer les cheveux.

Tonnerre est un chiot et fait des trucs de chiot, ni plus ni moins. 
Le souci, ce n’est pas ce qu’elle fait. 
C’est ce que moi je fais. 

Passer les trois premiers jours à la surveiller en permanence, un oeil sur l’ordi, un oeil sur elle, ne plus m’isoler dans mon bureau, voir les heures défiler et le travail ne plus avancer assez vite. « On est à la maison tout le temps », me vantais-je le jour de son adoption, tout se passerait donc pour le mieux, même si les deux chiens ne s’entendent pas (elles ne s’entendent pas) puisqu’on est en télétravail

Je visualisais les promenades, aller à l’école à pied, nous lever un peu plus tôt le matin bien sûr, et tous les ajustements qu’impliquerait un jeune chien vigoureux, sa croissance éclair la première année (un kilo par semaine), son envie de bouger et de sortir. 

J’ai pensé « dehors » et je n’ai pas pensé « dedans » ou alors pour imaginer Tonnerre pelotonnée à mes pieds dans mon antre, ronflant pendant que je pianote sur mon ordi. 
Elle en sera capable dans quelques mois. Mais pas tout de suite.

Le quatrième jour, l’Homme qui continue d’assurer tous ses calls et autres réunions Teams porte fermée dans son bureau me prend entre quatre yeux. « Tu te mets trop la pression. Il faut la laisser davantage dans sa cage d’éducation, elle s’y fera, le but n’est pas d’être avec elle tout le temps, c’est impossible. »

Je repense à Tartine qui restait seule toute la journée il y a quinze ans, bouclée dans la partie carrelée de notre 35 mètres carrés parisien. Et qui avait rongé tous les barreaux derrière lesquels on la confinait. On rentrait tard le soir, on ramassait la casse et la journée, on pensait à autre chose. 

Avec Tonnerre chaque « NooooOOON ! », chaque ordre, chaque contrariété se vit en temps réel et se cumule au fil des heures, grignotant ma patience, faisant planer sur mes journées un nuage coercitif. De nous deux, c’est moi qui aboie. 

« Tu te mets trop de pression. » 

Je veux un chiot sans le laisser seul, sans qu’il endommage quoi que ce soit chez moi, sans qu’il lui arrive un truc dans le jardin, je veux un chiot et que tout aille bien et que rien ne change, puisque je suis .

Je veux un truc qui est au-dessus de mes forces. 

Alors le cinquième jour, je monte dans mon bureau. Par tranches de deux heures, je retourne travailler porte fermée. 

Au début Tonnerre râle, hulule depuis sa cage pour réclamer de la compagnie. Tartine, ce chiot bizarre qui ne veut pas jouer avec elle et ne sait pas rendre les coups, ne lui est d’aucun secours puisqu’on est obligés de les séparer. 

On laisse hululer. 

Dehors il pleut, il fait froid, on laisse hululer. 
Et petit à petit, on s’y fait. 
Je m’y fais, elle s’y fait. 

La cage d’éducation prend une place folle dans le salon, on peut y tenir à deux adultes dedans, mais on ne parle plus de la mettre dans le garage, quand il fera moins froid. La porte est fermée en cas de bêtise ou d’absence, ouverte le reste du temps. Et Tonnerre y va d’elle-même, pour se poser dans la journée ou y paresser un peu le matin, quand je me suis levée trop tôt à son goût. Au réveil, elle nous laisse passer une tête pour la couvrir de caresses et de baisers. S’abandonnant aux papouilles de tout son long. 

Chaque jour, elle prend de nouveaux centimètres et l’on voit se dessiner déjà le futur grand chien qu’elle sera. Elle fait peur à ses premiers livreurs mais attendrit toujours autant les enfants. Devant les grilles de l’école, comme Tartine, elle a un succès fou. On alterne les deux, jamais ensemble.

Hier, pour la première fois, Tonnerre m’a grogné dessus alors que je traversais le jardin avec une démarche bizarre, menaçante. Je rentrais de chez l’opticien, elle ne m’avait pas reconnue. J’ai vu la fierté dans les yeux de l’Homme. 

La greffe avec Tartine ne prend pas mais ce n’est pas une surprise, on a pris le risque en conscience, appliquant à la lettre les conseils du vétérinaire. « Établissez une hiérarchie nette entre les chiens, Tartine garde ses privilèges, a toujours raison et priorité sur tout. » Notamment sur ce canapé où elle seule a le droit de séjourner, planquée derrière une forteresse de coussins. 

Depuis trois semaines, elle dort moins, boîte moins aussi. Ses douleurs articulaires ont régressé. Et on ne l’a jamais vu défendre son pré carré avec autant de vigueur. Ce n’est pas la cohabitation qu’on espérait bien sûr, mais elle participe à l’éducation de Tonnerre. 

Le 5 avril, Tartine aura quinze ans. Tout peut arriver d’ici là. Y compris qu’elle soit toujours vivante. « Vous lui offrirez un gros gâteau de steak haché ? » nous a demandé l’assistante vétérinaire. Elle ne l’aura pas volé. 


RV le dimanche 30 avril pour le prochain Debrief 


GLORY BOX - Mon livre en temps réel sur Kessel

Ce mois-ci, j’ai revisité mes souvenirs de tournage sur “Koh-Lanta” et cette hantise de la mort sociale que l’émission réveille systématiquement en moi.

S’abonner gratuitement pendant 30 jours et lire le chapitre en intégralité : ICI
Lire un extrait du chapitre sans s’abonner : ICI
C’est quoi Glory Box ? ICI

Parutions de mars :

Masterclasses d’écriture :

  • Vidéo
    “Rituels d’écriture : s’autoriser à écrire”, 90 min, 25 euros
    “Rituels d’écriture : la quête du cadre idéal”, 90 min, 25 euros
    “Trouver les mots justes”, 3h, 45 euros

  • PDF
    “Les notes de Trouver les mots justes” : cahier 1, Attaque et structure, 15 euros
    “Les notes de Trouver les mots justes” : cahier 2, Clarté et sensibilité, 15 euros