Le Debrief

Cap de la quarantaine et périphérie du cool, racontés depuis l'Essonne. Mon autre publication sur Kessel : le feuilleton littéraire "Glory Box".

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Par Charlotte Moreau
31 août · 6 mn à lire
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#29 Pourquoi mon prochain livre n'est pas un livre

Tout était sur les rails pourtant. On avait validé le synopsis, le calendrier, on discutait du contrat, du montant de l’à-valoir. Me faire éditer, bien sûr que c’était mon plan, au départ.

C’est toujours le plan quand on est auteur, de surcroît déjà publié. On frappe à la porte d’une ou plusieurs maisons d’édition quand on a un projet sous le bras. Un projet suffisamment obsessionnel pour s’y lancer à corps perdu, avec ce qui nous reste d’espace mental.

Bien sûr que j’avais peur de frôler le burn out, puisque ce serait en plus de tout le reste, le travail, les enfants. Je ne vis pas de mes livres. Écrire un manuscrit à plein temps, je ne peux plus me le permettre.

Mais le soutien immédiat de cet éditeur prestigieux, ça me donnerait des ailes. Du carburant. Une justification pour ce que je m’apprêtais à faire. Tout cumuler. Faire rentrer un rond dans un carré. Faire comme si ça allait passer. Je voyais le mur arriver et je fonçais droit dedans.

Il ne manquait plus que ce dernier coup de fil pour sceller mon sort.

Mais ce coup de fil a tardé.

Je n'ai pas vu le red flag, je ne me suis pas inquiétée. J’avais leur soutien depuis le début, après tout. Sans avoir à fournir le moindre chapitre. Le thème à lui seul avait suffi. « Je sais de quoi tu es capable », m’avait dit la directrice éditoriale. Quand elle m’a enfin fait signe, j’étais confiante.

Mais ce jour-là, un jour de l’automne 2020, elle avait sa voix des mauvais jours. À son niveau, tout allait bien, toujours. Mais en haut lieu, rien n'allait plus.

« Finalement, ils trouvent que tu manques de notoriété pour faire un livre comme celui-là.» Une petite pierre est tombée dans mon estomac. J'ai objecté pour la forme : « Mais c’est justement ça, le propos. C’est ce pas de côté, et cet entre-deux. Le regard de la fille qui n'est ni personne ni quelqu'un… » Au bout du fil, le coup de grâce. « Je sais bien, mais ils ne voient pas quel est le public pour ce livre. »

J'ai continué de tourner en rond dans mon antre sous les toits, comme à chaque fois que je téléphone. Sentiments mêlés.

Bien sûr j'étais vexée. Me renvoyer à ma notoriété, franchement. Je sais très bien d'où j'écris. C'était ma démarche, justement. Mais derrière la blessure d'orgueil, quelque chose s’était dénoué. Pourtant, vous pouvez compter sur moi pour ruminer toutes les contrariétés, toutes les mauvaises nouvelles. « J’aurais dû », « Si seulement ». Je ne suis pas cet animal souple et résilient qui saute de liane en liane quand une branche craque. Non, j’étais authentiquement soulagée. Lâchant soudain : « En fait c’est mieux comme ça, un calendrier m’aurait mis trop de pression, je vais écrire ce livre à mon rythme. J’ai besoin de temps. Si j’ai un éditeur qui m’attend, je n’y arriverai pas.»

J’ai raccroché, et n’ai pas cherché d’autre éditeur. N’ai pas pris d’agent littéraire.

J’ai lancé mon atelier d’écriture et mes masterclasses vidéo.

J’ai commencé à travailler pour le site du ELLE, d’abord une fois par mois, puis deux, puis quatre.

J’ai démarré mon activité de ghostwriter, prêtant ma plume à une cheffe d’entreprise que j’admire.

J’ai mis mon coeur et mes tripes dans chaque newsletter, chaque mois un peu plus.

Deux ans ont passé. Je n’avais pas écrit une ligne de mon mystérieux projet.

Et puis il y a eu cet autre coup de fil, au printemps dernier.

Un ami rédac-chef prenant la direction éditoriale d’un nouveau média en ligne, une sorte de Netflix des auteurs, mais lancé par une petite équipe, française. Un eldorado où l’on pourrait s’abonner aux plumes qu’on aime, comme on achèterait un livre ou un magazine.

Pendant toute la conversation, j’étais sur la défensive. « Hors de question de passer ma newsletter en payant, ce serait contre-nature. Je peux l'amener chez vous telle quelle, mais il faudrait un autre projet en plus, qui n’aurait rien à voir. Et tous les autres thèmes sur lesquels je suis susceptible de travailler, je les investis déjà chez ELLE. Je suis désolée, je ne vois pas quoi vous proposer. »

J’ai repassé la conversation dans ma tête toute la soirée, comme un caillou dans ma chaussure. Puis j’ai bombardé Julien de DM sur Instagram. Il était tard. Passé une certaine heure, j’évite les SMS.

« Tu te souviens, mon projet de récit ? Celui dont je t’avais parlé il y a deux ans, que je voulais faire éditer ? Voilà ce que je pourrais faire sur Kessel. Un chapitre par mois, ce serait jouable. Et puis si je ne l’écris pas maintenant je vais commencer à oublier et ce sera trop tard. »

Le livre que je n’ai jamais écrit parce que j’avais peur qu’il me dévore.

Le livre auquel je rêvais si fort que je voulais m’y engloutir toute entière.

Et faute de pouvoir le faire, le livre que j’ai laissé intact, idéal, inerte.

Je connais ce syndrome, je l’aborde dans une de mes masterclasses.

Ce gouffre quand on se « met à écrire ».

La transe sur le clavier, les yeux mi-clos pour convoquer les souvenirs, les sensations, les images.

Les phrases que l’on trouve à la troisième, quatrième, cinquième version.

Les corps qui surgissent autour de vous comme des intrusions.

Chaque rappel à la vie réelle, aux horloges qui tournent, comme un arrachement.

Se promettre de retrouver le texte dès que possible. Retourner au quotidien. Sentir que la porte s’est refermée. Mobiliser une énergie démentielle pour la rouvrir.

Ce ne sont pas les mots qui vont vous défaut, mais la solitude pour les rejoindre, là où ils vous attendent.

Je connais cet état et je ne peux pas le revivre en ce moment avec deux petites filles.

Je connais cet état et je ne veux pas garder mon écriture secrète pendant deux ans et 300 pages. Pour devoir ensuite expédier ma « promo » à la publication, pas trop et pas trop longtemps, sinon ça gêne. Je vois ce qui arrive à Sarah Jollien-Fardel, quiperd des abonnés quand elle relaie l’accueil formidable fait à son premier roman (que j’ai commencé, qui est remarquable) et je suis fatiguée de ce système où l’oeuvre une fois parue est un sujet qu’il faudrait « doser ». Alors que les lecteurs adorent vous accompagner pendant votre process d’écriture.

Je connais cet état et je suis prête à renoncer à tout le prestige qui va avec.

Je veux écrire mais en perçant cette bulle d’isolement, de retrait et de secret autour de l’auteur.

Écrire dans un espace plus ouvert, avec une liberté de ton et d’échange, sur un format court et récurrent, à taille humaine, que je peux sanctuariser plus facilement.

Bâtir l’édifice pierre à pierre, et à la virgule près.

Avoir rendez-vous avec mes lecteurs, recueillir leurs réactions, sentir leur présence.

Trouver, sur un projet littéraire, la même dynamique qu’avec ma newsletter, qui se poursuivra et restera gratuite. Oui, voilà ce qui m'intéresse.

J’ai rappelé Julien, on a reparlé, on s'est vus, reparlé encore. J’ai craché l’intégralité de mes peurs, une fois pour toutes.

Ici c’est pas l’Amérique, ici c’est pas Substack, ici je ne sais pas combien de personnes seront prêtes à acheter un livre qui n’est pas un livre. À payer 2 euros par mois pour un chapitre. Mais j’y vais quand même.

Mon prochain livre qui n’est pas un livre s’appelle « Glory box » et paraît sur Kessel. Je vous laisse découvrir sa page dédiée et sa « 4ème de couverture » en avant-première, avant les réseaux sociaux, avant la publication du premier chapitre le 15 septembre.

Vous pouvez déjà vous abonner, en gratuit (pour recevoir un extrait chaque mois) comme en payant (pour recevoir les chapitres en intégralité). Dans tous les cas, le premier mois c’est zéro euro. Parce qu’ici c'est pas l'Amérique mais c'est comme en librairies. On peut feuilleter avant d’acheter.