Le Debrief

Cap de la quarantaine et périphérie du cool, racontés depuis l'Essonne. Mon autre publication sur Kessel : le feuilleton littéraire "Glory Box".

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Par Charlotte Moreau
31 mars · 3 mn à lire
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#46 Un an avec un très grand chien

« N’ouvrez paz. N’OUVREZ PAS ! » La voix du livreur tressaille derrière le portail, au milieu d’un concert d’aboiements. Nous, on ricane. Les premières fois, on était même fiers que ça arrive. 

On n’a pas eu à guetter ce moment très longtemps avec Tonnerre d’ailleurs. En six semaines c’était terminé, le petit chiot aux yeux bleus. On avait déjà un grand chien, déjà des passants qui changeaient de trottoir. Déjà adopté ces réflexes un peu puérils, aussi. Cette façon de rouler des mécaniques en répondant « ah nooooon elle n’a pas encore atteint sa taille adulte », « si, si, c’est une femelle », « 45 kilos à peu près ? » 

Un grand chien c’est comme un gros moteur. Ça suscite les questions, les comparaisons, les compliments. Et tu les attends presque comme un dû, tu es rarement blasé en les récoltant.

Je l’ai pleinement compris le mois dernier seulement, après avoir passé un an à surplomber bergers allemands, malinois et autres pitbulls qui font 15 kilos de moins que mon chien. 

On était au parc de Sceaux, Tonnerre était la plus massive de tous, comme d’habitude. Et puis un mastiff est arrivé.

J’ai attendu un délai raisonnable pour demander son poids puis vu la gourmandise dans les yeux de son maître quand il a lâché l’info : 93 kilos.

Émerveillée par le mastodonte - doux comme un agneau - je quittais des contrées familières, mes repères habituels. Avoir le plus gros chien c’était habituellement mon statut à moi. Quelque chose de stable. Une identité dans laquelle je m’étais reconfigurée.

Après avoir eu un chien mignon, un chien marrant, un chien d’appartement qui provoquait des « ooooooh » dans la rue, on avait bel et bien pris un virage au frein à main. Le grand jardin, les cambriolages incessants dans le quartier : l’heure du chien intimidant-mais-gentil-avec-les-enfants avait sonné.

C’était le plan de départ, la suite on ne savait pas trop. Si Tartine allait vivre assez longtemps pour connaître son successeur. Et quelles seraient les répercussions sur notre vie à tous. 

Les premières semaines de Tonnerre à la maison, je les ai racontées. L’hypervigilance que cela a réveillé chez moi, cette panique bien spécifique de ceux qui croient savoir et qui, croyant savoir, tombent d’encore plus haut. Je ne devais pas simplement apprendre à m’occuper de ce chien-là, je devais désapprendre tout ce que j’avais hérité du premier.

Tartine avait cette façon paisible de ne craindre personne et de ghoster tout le monde. Tonnerre c’est tout l’inverse. On voulait un chien de garde ? Pas de doute on l’a. Toujours sur le qui-vive, curieuse, ultra-sociable avec ses congénères mais assez méfiante avec les humains. Derrière la clôture, elle fait son effet, avec ses sprints athlétiques, ses yeux clairs et pénétrants, parfois cernés de rouge, quand la fatigue fait dégringoler ses paupières. 

Tartine a grandi claquemurée dans un deux-pièces, attendant notre retour chaque soir. On n’en culpabilisait pas. Tonnerre, elle, n’est jamais seule. On télétravaille, il y a toujours quelqu’un et toujours le souci de son bien-être. Est-ce qu’elle sort assez ? Est-ce qu’elle n’a pas l’air triste ?

Depuis le 11 décembre, elle aurait des raisons de l’être. Elle a perdu son binôme, cette vieille compagne croûlante et minuscule qu’elle avait mis plus de six mois à amadouer. Qu’elle s’interdisait de chahuter. Dont elle respectait toutes les manifestations d’autorité ombrageuse. On ne les aura jamais vues jouer ensemble, ni pelotonnées l’une contre l’autre. Tonnerre respectait cette distance bougonne que Tartine imposait autour d’elle. Elle se rapprochait sans la coller. C’est nous qu’elle colle. Et avec elle, on a découvert une autre dimension de câlins.

Ce corps immense qui fait la longueur du vôtre, cette tête aussi grosse que la vôtre. Certains soirs de décembre, quand le manque de Tartine était trop vif, je m’allongeais directement sur le sol, contre Tonnerre, pour respirer son pelage, y écraser quelques larmes, la serrer toute entière, m’y réfugier toute entière. Un corps de cane corso c’est tellement grand, c’est comme un double et comme un abri. Ce chien adopté pour vous protéger et qui s’y emploie dans tous les sens du terme. Pas simplement posté devant chez vous, mais lové contre vous, vous aimant et vous consolant de toutes ses forces, avec une ampleur et une tendresse presque maternelles. Avec ce grand corps dont vous devenez inséparable. 

Parce qu’on a appris ce truc-là aussi : un grand chien ne vous quitte pas. Vous ne le confiez pas aussi facilement qu’un petit, vous n’improvisez rien avec lui. Depuis Tonnerre, on a changé de voiture, commencé à faire le tri dans les destinations, dans les maisons de vacances aussi. Celles qui vous acceptent, celles qui ne vous acceptent pas. C’est à prendre ou à laisser de toute façon.

On a voulu essayer en février, de partir sans elle, on ne l’a pas supporté. « Vous finirez par couper le cordon » m’a gentiment dit la pension canine chez qui je suis retournée la chercher, moins de 24 heures après l’avoir déposée. Perturbée par ce nouvel environnement, notre absence, la chienne avait à peine touché à sa gamelle, et dormi d’un oeil. Pendant que moi je pleurais dans la maison vide.

Depuis, on a assoupli quelques règles qu’on pensait inflexibles. 

Oui, parfois, on la fait monter sur le canapé, elle s’y étend de tout son long, se laisse pétrir le museau ou les oreilles devant un film. Tous ces gestes qu’on n’osait plus accomplir avec Tartine les derniers mois, parce qu’elle était incontinente et qu’on protégeait les meubles, nos vêtements. Un chien incontinent de 6 kilos c’était déjà très éprouvant, mais de 45 ? Je m’interdis d’y penser. Pas par superstition, pas par déni. Parce que la suite je la connais. La douleur qui attendra au bout, écrasante. Je la vivrai quoi qu’il arrive, quel que soit l’âge, le scénario. Alors d’ici là, fuck it, cet amour-là je veux m’en remplir jusqu’à rabord, tant qu’il en est encore temps. 


RV le mardi 30 avril pour le prochain Debrief