Le Debrief

Cap de la quarantaine et périphérie du cool, racontés depuis l'Essonne. Mes autres publications sur Kessel : les livres en ligne "76 kilos" et "Glory Box".

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Par Charlotte Moreau
31 mai · 2 mn à lire
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#47 Le maquillage et moi

« Quand je ne suis pas maquillée, on croit souvent que je viens d’apprendre une mauvaise nouvelle. » Mon amie Clothilde a lâché cette phrase il y a quelques jours, alors que cette newsletter était en gestation. Je n’ai cessé d’y repenser depuis. À quel point ce qui est vrai pour elle l’est-il pour moi aussi ?

Qu’est-ce que je cherche en me maquillant chaque jour sans exception depuis mes 40 ans, au-delà d’avoir meilleure mine ? Je cherche ça : à dire que tout va bien.

Je précise « depuis mes 40 ans » parce qu’avant cet âge, ce geste était moins systématique. Je pouvais laisser passer une journée sans maquillage de temps en temps, sans sentir que j’envoyais un quelconque message de négligence ou de déprime. À la trentaine, mon visage était moins marqué par la fatigue et mon lifestyle se prêtait déjà à ces jours off. Télétravail, regard aimant de mon homme et de mes enfants, que je sois maquillée ou pas, lookée ou pas. Cette décision de sortir fards et crayons ne se jouait, au fond, qu’entre moi et moi. Et voilà comment, peu à peu, ce qui était une décision est devenu un automatisme. Social et intime, à parts égales. 

Parce que mon apparence, j’y pense tout le temps. Même quand je suis seule - ce qui arrive assez peu mais c’est une autre histoire. Et cette apparence, je la compose comme on se façonnerait soi-même chaque jour. Mon sentiment d’identité est là, dans cette élaboration minutieuse d’un second corps, qui viendrait recouvrir le mien. Les vêtements sur les bras, le buste, les jambes. Le maquillage sur le visage.

Je ne me sens jamais davantage moi-même que quand ce rituel-là est accompli. Ça en dit long sur mon style vestimentaire comme sur la façon dont je me maquille. La part de métamorphose est là fatalement (je cherche toujours à redessiner ou accentuer quelque chose, avec du khôl bien estompé comme avec un jean bien coupé) mais elle trouve ses limites rapidement. Le résultat que je vise n’est pas une réinvention de moi-même. C’est une version plus graphique, plus nette.

Bien sûr certains dosages ont changé en vieillissant.

Je suis passée du smoky noir au smoky gris, plus flatteur, je mets davantage de rouge à lèvres pour rééquilibrer le visage, faire exister autre chose que le regard. Qu’en dirait un psy ? Souligner à 40 ans passés qu’on a une bouche et la volonté de s’en servir… 

Quand tout est en place, sourcils brossés, blush flouté, cils et lèvres ourlés, j’apparais, je suis là. Avec un curieux sentiment d’authenticité, celui que ressentent aussi certaines femmes quand elles ne mettent, justement, pas de maquillage. 

De mon côté, ces quelques pigments en plus sont une manière de forcer ma nature, de la réaffirmer, et aussi de dire, donc, « ça va ». 

Ça, c’est une transmission familiale.

Parce que rien ne m’a plus rassurée, juste après le décès de mon père le mois dernier, que de voir ma mère maquillée. Pour aller aux pompes funèbres, pour aller au funérarium. Ma mère maquillée ça voulait dire que le temps du rendez-vous, elle ne flancherait pas. Que la coquetterie et la force, ça pouvait être synonyme. Qu’en mémoire de mon père, qui vantait sans cesse son glamour, l’effondrement n’aurait pas lieu là, pas maintenant.

Dans un contexte où mes soeurs et moi, on se demande combien de temps l’un de nos parents va réussir à survivre au départ de l’autre, ce genre de geste compte. Il vous donne quelques heures de répit. Et ça finit par marcher dans les deux sens, aussi. 

Pour que ma mère ne s’inquiète pas de moi outre mesure, j’ai systématisé le maquillage à mon tour. Comme un code silencieux pour se murmurer « on va y arriver ». Je peux être longue à la détente certains week-ends, traîner en pyjama jusqu’à 12h. Mais si je sais que je dois voir ma mère, j’accélère. Ce qui ne manque pas de faire tilter mes filles. « Pourquoi tu te maquilles, on va voir Omi ? » me demande Anouk, pleine d’espoir, si elle me voit foncer avec ma trousse vers le miroir. Parfois, elle me le demande les jours de semaine, oubliant que ce qui l’attend, ce n’est pas une visite providentielle chez sa grand-mère, mais une journée d’école. « Non je me maquille parce que les parents d’élèves sont peut-être les seuls autres gens à qui je vais parler dans la rue aujourd’hui, et j’aime bien être maquillée pour ça. » Sans aucune forme de pression d’ailleurs, car leur école n’est pas huppée, et le no look règne en masse. Mais rien ne me frustre plus, dans l’inévitable « school run » du matin, que de voir ce temps-là me manquer, celui pendant lequel j’efface méthodiquement le plus de traces de fatigue possible. Parce qu’une fois habillée, maquillée, centrée, j’ai l’impression d’avoir davantage d’énergie. De l’invoquer et de la recevoir. Je ne sais pas d’où elle vient. De moi, de ma mère, de mon père ? Un peu tout ça à la fois ? En tout cas ça marche. Et en ce moment, c’est tout ce qui compte.


RV le dimanche 30 juin pour le prochain Debrief