Le Debrief

Cap de la quarantaine et périphérie du cool, racontés depuis l'Essonne. Mon autre publication sur Kessel : le feuilleton littéraire "Glory Box".

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Par Charlotte Moreau
30 juin · 5 mn à lire
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#39 L’impossible « bonne distance »

En juin il y a la fête des pères et l’anniversaire de ma mère. Et je n’ai rien écrit. Ni sur les réseaux sociaux, ni dans mon journal. Rien mis en mots. 

L’année dernière au contraire, ces deux dates avaient été décisives pour moi. J’avais choisi la première pour évoquer l’hospitalisation de mon père, ce téléviseur qu’il avait fracturé d’un coup de poing pendant un match de Nadal (on a des obsessions communes lui et moi).

Le lendemain, le 20 juin 2022, ma mère fêtait ses 77 ans. Mon père était sorti de l’hôpital, mais pas du brouillard dans lequel il vit, chaque jour un peu plus. J’avais usé de stratagèmes pour qu’il se souvienne de cet anniversaire. Et je l’ai raconté.

Il y a un an, je me lançais donc dans ce vague projet : écrire sur Alzheimer avant de savoir que c’était Alzheimer (il m’a fallu quelques mois supplémentaires pour le comprendre). Mais déjà, l’envie de verbaliser était là.  

Cet hiver je me suis penchée, dans une longue newsletter, sur la phase de déni que j’avais traversée pour affronter le diagnostic. 

Depuis ? Je tourne autour du sujet. Comme je tourne autour de mes parents, sans me poser vraiment. Je laisse penser peut-être, à force d’en parler, que je suis auprès d’eux quotidiennement, ma mère étant devenue aidante par la force des choses. Ce n’est pas le cas. 

Je vis à 200m de mes parents et j’y vais moins souvent que mes soeurs. 
Je vis à 200m de mes parents, et je m’interroge encore sur la « bonne distance ». 

Cette putain de « bonne distance ». 

Certains enfants n’ont pas besoin de la chercher. Que la relation filiale soit harmonieuse, fusionnelle ou toxique, le lien se façonne de lui-même. Il n’y a pas à questionner sa nature, sa force ou son absence. C’est instinctif, évident. 

Pour d’autres, cette dynamique reste un point d’interrogation. 
La puissance des sentiments est là, mais pas le mode d’emploi. 

Faire partie d’une fratrie brouille encore plus les pistes. Chaque enfant a un vécu différent avec ses parents, qu’il n’a pas connus au même âge, ni avec le même bagage. 

Ma mère n’était pas la même personne en 1966, 1970 et 1980, nos années de naissance avec mes grandes soeurs. Mon père non plus. Avant que je vienne au monde, tous les quatre ont noué des expériences et des complicités que je ne rattraperai jamais. 

À mon arrivée, j’ai été à la fois choyée et solitaire. Et à l’âge des premiers souvenirs, j’observais mes grandes soeurs adolescentes avec fascination, elles s’occupaient du « P’tit cul » (= moi) avec tendresse, tout en vaquant à leur vie de collégiennes, puis lycéennes.

Je me suis persuadée en grandissant d’avoir avec mon père une relation à part, faite de marottes dites « viriles » (les voitures, le sport) et d’une qualité de silence partagée, presque animale, que j’ai déjà évoquée. 

Parallèlement, j’étais tellement intimidée par ma mère que j’ai mis 26 ans à m’affirmer face à elle. À me dire que c’était ok de la contrarier, que je m’en remettrais et elle aussi. 

Je me souviens de la date parce que c’est à cet âge-là que j’ai quitté le nid et choisi de ne pas avoir de contact quotidien avec mes parents. Mes soeurs, elles, s’y tenaient. Un coup de fil par jour.

Je ne me souviens plus comment j’ai argumenté pour convaincre ma mère que c’était important pour moi, de ne pas avoir cette contrainte. Je n’ai probablement pas utilisé le mot contrainte, d’ailleurs. J’ai dû dire que je ne voulais pas pointer artificiellement chaque jour, mais quelque chose de plus spontané. Et manifestement, nos spontanéités respectives divergeaient.

Pour la première fois, il a fallu se pencher sur cette histoire de distance, la penser, la justifier. 

Emménager huit ans plus tard tout près de chez mes parents ne m’a pas paru contradictoire. Ça n’a pas effrayé mon compagnon non plus. Nous ne sommes pas fusionnels, ni ensemble ni avec nos familles. Chacun aurait son espace et son oxygène, dans un cadre de vie idéal pour élever des enfants, cadre qui ne m’avait laissé que de bons souvenirs.

Pour ma mère en revanche, cette vraie-fausse proximité a été déconcertante.
Notre relation s’était renforcée depuis ma maternité, nous nous étions adoucies toutes les deux. Et puis d’un coup, j’étais là. Géographiquement là, mais parfois injoignable, souvent invisible. « Si loin si proche… » m’écrivait-elle. Je me faisais des noeuds au cerveau face à ces quatre mots, et les mélancoliques points de suspension qui allaient avec. Je ne voulais pas la frustrer, juste vivre à mon rythme. 

La santé déclinante de mon père a accéléré le phénomène.
Garder un enfant le mercredi est devenu trop fatiguant pour ma mère. Et deux, inimaginable.
Nous avons pris le pli du centre aéré. 

Le week-end, les invitations ou visites des copains, sorties et activités de chacun remplissaient les agendas. Je pouvais passer plus d’une semaine sans apercevoir mes parents, plus de 48h sans répondre à un texto. 

J’espérais, confusément, que mes soeurs étaient plus efficaces que moi, pour accueillir le flux de mauvaises nouvelles qui nous parvenaient. De mon côté, j’étais souvent désarmée. La recherche de points positifs, de solutions, n’était d’aucune aide dans ces conversations. Ma mère n’avait pas besoin d’optimisme ou de relativiser quoi que ce soit, mais de verbaliser sa peine, comme on partage un fardeau. 

Certains jours, j’y arrivais. Mais pas tous, pas même la majorité.
Anxiété professionnelle, tâches domestiques, parentalité et conjugalité prenaient déjà toute mon énergie.

Puis les oublis de mon père se sont aggravés. 

L’année en cours, le nom du président, nos âges, sa ville de résidence, comment écrire l’heure, les contrôles dans les rétroviseurs, où était partie sa femme.

Comme la mère d’Annie Ernaux dans « Une Femme », il s’est mis à se fâcher face aux objets récalcitrants, à vouloir les dominer, les maîtriser, à ouvrir les Freebox, à débrancher les câbles du téléviseur, du téléphone. Cherchant désespérément entre ses mains, celles qui avaient réparé tant d’ordinateurs du temps où les PC n’existaient pas encore, un semblant de contrôle, de pouvoir sur ce monde qui foutait le camp. 

Face aux médecins, face à ses filles et petits-enfants, l’oeil frisait encore.
Faire bonne figure.

Face à ma mère en revanche, il ne filtrait plus rien. L’agacement et l’envie d’en finir. Pas à cause de sa mémoire mais de la douleur, des autres maladies déclarées bien avant.

Ma mère ne nous l’a jamais caché, nous tenant informées en temps réel. Là encore, optimisme et verre à moitié plein ne servaient à rien. 

Mon déni a commencé à ce moment-là. Si j’ai pu ignorer les signaux si longtemps, c’est à cause de ma distance. Ou grâce à elle.

Le diagnostic d’Alzheimer une fois posé n’a rien établi de net pour moi. Je semble m’emparer du sujet, l’évoquer régulièrement, m’intéresser au vécu des aidants, mais j’apprivoise ce territoire plutôt intellectuellement, et par intermittence. 

Dans les faits, j’ai à peine modifié mon quotidien. Je réponds un peu plus rapidement aux messages, prends des nouvelles si je n’en reçois pas, mais je n’ai pas systématisé mes visites. Flanquée de mes filles et/ou de Tonnerre, je me vois comme une source d’agitation. Et quand je n’ai ni mes enfants ni mon chien, je travaille. Un foyer supplémentaire de malentendu, surtout comparée à mes soeurs.

Moi, quand je dis que je bosse, c’est toujours un peu flou. 
Ce que je tape sur mon ordinateur semble toujours pouvoir attendre. 
Mes journées de télétravail toujours pouvoir se réorganiser. 
Car oui, à chaque fois qu’il y a une urgence, je déboule. Comme le jour où mon père avait « mal à la poitrine ». 

Quand ma mère s’absente pour une course ou une autre, laissant son mari seul, désorienté, tout le monde stresse. Elle, en regardant sa montre. Moi, en me disant qu’il faudrait que j’y aille, et en n’y allant pas. 
Me soustraire à cette menace chronique, la possibilité ou l’imminence d’une catastrophe, me semble à la fois vital pour moi et injuste pour eux. 

Car cet espace professionnel et familial que je préserve coûte que coûte, en fais-je si bon usage ? Chaque semaine, je vis les mêmes montagnes russes émotionnelles que n’importe quel free-lance, n’importe quel jeune parent. Les bonheurs éclatants, presque violents, et le petit bruit de fond, celui de la frustration, de l’écartèlement, des joies trop vite digérées. 

Comment expliquer tout ça à ma mère, qui s’épuise à prendre soin de mon père, à rester une oreille et une épaule pour ses filles.
À défaut d’y arriver, j’écris ici, tout en ayant peur qu’elles me lisent. 

Je ne sais jamais trop ce que j’attends de ces textes que je dépose publiquement.
Chaque prise de parole sur Alzheimer ou sur les aidants déclenche sur mon Instagram un flot de commentaires que je n’arrive pas à gérer. À chaque fois, j’aimerais répondre à tout le monde de manière chaleureuse et personnalisée, sans tarder. Et je n’y arrive pas.

Pourquoi parler si je ne suis pas capable d’écouter ? Est-ce que mes batteries sont vides à ce point ?

Quand on est en seconde ligne, avec des enfants et une vie active, quel tiraillement, entre le soulagement diffus de la distance, la culpabilité et le sentiment d’impuissance”, m’écrit Jud78, sous le post annonçant cette newsletter. Je n’aurais pas mieux résumé cette équation.

Mon impuissance, j’ai si souvent le sentiment de l’organiser, de la provoquer.
Ma “bonne” distance, je l’observe et la décortique comme mon père sa Freebox.
Je teste, je triture, je tire sur les fils, en espérant un miracle.
Un fugace sentiment d’ordre au milieu du chaos.


À venir : 

LIVE INSTAGRAM 

Tout ce que vous n’auriez jamais osé demander sur l’écriture, elle le fera. Ce mardi 3 juillet, à partir de 12h15, je serai en live avec Lise Huret sur son compte Instagram @tendancesdemode. Une première pour elle et pour moi, j’ai hâte de me soumettre à son regard et de relever le challenge !

ATELIER D’ÉCRITURE COLLECTIF

J’ai déjà accompagné plus de 300 élèves depuis deux ans avec ce cursus accessible à tous, qui permet de travailler une dizaine de techniques (concision, rythme, contraste, implicite, etc.) La prochaine session de l’atelier « Trouver les mots justes » démarre fin septembre, avec un exercice et un suivi hebdomadaires. Attention, il n’y a que dix places sur cette session.

ATELIER D’ÉCRITURE SOLO

Et pour ceux qui aiment travailler seuls et à leur rythme, j'ai développé le même programme, version clef en main, 100% autonome, l’Atelier solo. Je vous envoie exercice et conseils chaque semaine, puis une synthèse personnalisée à la fin. 

PODCAST

Vous l’attendiez depuis le mois de mars, mon entretien avec l’écrivaine Claire Touzard pour le podcast The Feminist Book Club Paris sera en ligne ce week-end (ce sera l’épisode 8 de la saison 4) ! Pourquoi, comment ? Je vous raconte tout ici.

NEWSLETTER

Le Debrief prend ses quartiers d’été, il n’y aura pas de newsletter en juillet.
En revanche, « Glory Box » continue, le chapitre 11 paraîtra le 15 juillet.

GLORY BOX - Mon livre en temps réel sur Kessel
Vous trouvez Monaco bizarre ? Moi aussi. Ce mois-ci, je vous emmène en principauté avec un
chapitre de « Glory Box » 100% monégasque et 200% lunaire. 
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C’est quoi Glory Box ? 
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RV le jeudi 31 août pour le prochain Debrief