Le Debrief

Cap de la quarantaine et périphérie du cool, racontés depuis l'Essonne. Mon autre publication sur Kessel : le feuilleton littéraire "Glory Box".

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Par Charlotte Moreau
1 oct. · 8 mn à lire
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#41 Ligne de vie

Un souvenir par an, d’aussi loin que possible.

Qu’est-ce que tu gardes quand tu lances une année, comme ça, et que tu vois ce qui retombe ? Quelles images surgissent ? Quel truc anecdotique va remonter en premier, quel truc tu vas filtrer parce que tu ne veux pas que ce soit ça ton année, et puis va s’imposer quand même ?

C’est grâce la newsletter d’Emilie « Extension du domaine de la meuf » que j’ai découvert cet exercice de la « ligne de vie ». Il lui avait été demandé dans le cadre d’une thérapie.

J’ai l’idée sous le coude depuis plusieurs mois. Attendant le bon moment sans savoir quand il arriverait. Cette semaine j’ai su. C’est maintenant.

1984
Je suis nue et luisante, le corps caramélisé par le soleil. Ma mère me rince au tuyau d’arrosage. La démarcation du maillot sur mes fesses fait rire mes sœurs, qui m’appellent “p’tit cul”. On est en vacances à Sanary tous les cinq, je ne me souviens pas de la plage, uniquement de la maison. Son enclos de lierre et de graviers blancs, mon père qui prend des photos avec un très gros appareil. Mes sœurs qui écoutent U2 et The Police en boucle.

1985
Anniversaire de mon amoureux. Oui j’ai 4 ans et demi. On est une dizaine lâchés chez lui, dans le jardin, sans adultes alentour ou alors ma mémoire les a effacés. Je ne me rappelle plus non plus comment nous “rompons”, Guillaume et moi, car nos projets de mariage sont assez solides, connus de toute la maternelle. Une décennie plus tard, nous nous retrouvons dans le même lycée. Je ne le salue même pas à l’arrêt de bus. J’ai honte du passé, et du présent aussi.

1986
Tous les enfants de la résidence connaissent mon père, le monsieur qui imite le phoque dans la piscine et Aldo Maccione quand il rejoint le transat de ma mère. J’apprends la brasse avec une belle maître nageuse brune, tous les matins à 8h30. Elle a un bikini bandeau dont elle remonte tout le temps le haut, m’accueille avec des tartines qu’elle recouvre généreusement de beurre et de confiture de fraises. Je suis dans le Var et au paradis.

1987 
Je rentre de chez ma grand-mère. Isba, notre boxer de 14 ans, ne surgit pas le long de la maison comme elle a l’habitude de le faire, à chaque fois que je claque le portillon. Je n’ai rien vu venir et n’imagine rien. Je l’appelle, de plus en plus fort, butant sur cette absence. La suite est floue. On me parle d’un endroit où les chiens vont pour se reposer. J’intègre tout le reste, le panier disparu, les gamelles rangées, comme on regarde sans voir. Elle était là, elle ne l’est plus. Ça n’a pas de sens. 

1988
J’ai perdu mon amoureux, Nicolas, au profit de Laura. Je ne leur en veux même pas. Son sourire irradiant, ses cheveux soyeux, sa peau mate. Comment ne pas choisir Laura.

1989
La rostwurst dès qu’on a passé la frontière. On la prend dans un petit kiosque, sans sauce, juste la saucisse qui craque sous la dent dans le brötchen nature. Les autres rituels suivront, comme à chaque séjour. Mon oncle qui a préparé les gros édredons dans la chambre d’amis, ces chapes sous lesquelles on dort d’un sommeil de plomb. Oma qui fait des knödel avec cette recette que personne, même pas ma mère, ne réussira jamais à reproduire.

1990
Quelle belle écriture”. Ma mère est penchée sur le cahier de ma copine Claire. Les boucles parfaitement régulières, serrées dans la plus petite interligne. Je rêve de faire aussi bien. J’échoue. 

1991
Des vacances à se chambrer avec ma cousine Annica, elle fan éperdue de David Hasselhoff, moi de Michael Jackson. Je deviens créative en allemand. Lui balance du “David Scheisselhoff” pendant qu’elle raille mon “Michael Kaksson”. Plus c’est navrant, plus on rigole, entre deux disputes. L’été à Hamburg est idyllique, surtout le quartier de ma tante, ces maisons aux clôtures basses, semées au milieu des arbres. 

1992
On s’entraîne à marcher entre filles dans la cour des sixièmes. À quel point faut-il balancer son bras ? La hantise de crâner nous paralyse. Ça me paraît plus important que tout. Même que mon premier soutien-gorge, du 80A en coton blanc, acheté au BHV Montlhéry.

1993
Il tourne sa langue dans ma bouche. Je connais juste son prénom, sa haute silhouette aperçue dans une autre classe. Il est redoublant, m’a fait savoir son intérêt. J’ai dit oui. On est plantés au milieu de la cour, devant tout le monde. Après, je crache.

1994
Je demande à ma mère de la laque Dessange, la jaune et blanche. Elle sent comme les cheveux de Christophe, mon officiel. La pelle de l’année précédente a fait des dégâts. Je ne l’embrasserai jamais. Le quitte par courrier, pendant l’été, avec une brutalité absurde.

1995

Me regarde pas, j’aime pas qu’on me regarde”. Elle me tient par les cheveux, s’approche des casiers pour y écraser mon visage. Là où il y a les boutons en métal, pour saisir les combinaisons. Ma meilleure amie nous sépare in extremis. Plusieurs semaines que ça dure. Des coups d’épaule dans les couloirs, des menaces “baisse les yeux”. C’est finalement le mec le plus populaire du collège qui joue les médiateurs et règle le problème. Après ça, elle me dit bonjour chaque matin. 

1996
Sale blanche.” J’ai confondu deux sacs sur le radiateur des toilettes, touché le mauvais. Elles m’ont fait asseoir sur les WC, m’encerclent. Je baisse la tête, le sang bourdonne dans mes tempes. Jusqu’à la fin de l’année, je fais tout un détour dans le lycée pour ne jamais passer devant ces toilettes-là, leur QG. Je ne dis rien à mes parents.

1997
Depuis que je suis vue avec S., qui habite dans une HLM derrière le lycée, tout le monde me serre la main. C’est la star du bahut et mon meilleur ami. Un an tranquille, copains comme cochons, et puis le déclic. Je suis amoureuse, je ne sais pas comment lui dire, quoi faire de mon trouble. Il trouve la solution pour moi. “Tu peux dire à Cécile que je voudrais sortir avec elle ?” Je leur arrange le coup.

1998
Je révise avec Nathalie pour le bac. Elle m’apaise. Ses doigts qui sentent la cigarette. Cette mèche qu’elle remet sans cesse derrière son oreille quand elle explique quelque chose. Ses tailleurs La City et son sac Paquetage. Ses boots à talons. Ses copains de STT qu’elle m’a tous présentés. Finalement j’ai 7 en philo, coefficient 7. Ciao la mention bien.


1999
J’ai une robe pailletée rouge An’ge. Je passe le 31 décembre 1999 dans un appartement parisien, le genre de fêtes auxquelles je vais pour la première fois et que je déteste instantanément. Il faut danser. Mon mec du moment s’emmerde, moi aussi. Le lendemain, tout le monde ricane. Le bug de l’an 2000 n’a pas eu lieu.

2000
La 2CV tangue dans le virage, il m’apprend à pomper sur la pédale pour freiner, on rit comme des fous. Il m’a ramassée en miettes après une rupture fracassante, m’accueille tous les vendredis et samedis soirs chez lui. Il a une queue de cheval, des écarteurs aux oreilles, un porte-monnaie avec une chaîne, une silhouette massive, des posters de Pantera qu’il me fait écouter à haute dose. Certaines amitiés décisives sont masculines.

2001
C’est la date dont je me souviens, probablement pas la bonne. Je n’ose pas envoyer de texto pour vérifier, qu’est-ce que ma mère et mes sœurs vont encore penser. Elle est morte seule, d’un coup, au milieu du centre commercial. Une crise cardiaque en allant faire ses courses comme chaque jour. Je ne pleure pas beaucoup, au début. M’en veux tout de suite. Je promettais toujours un déjeuner dans son appartement d’Evry, qu’elle a partagé jusqu’au bout avec sa fille aînée. Ne calais pas la date. Maintenant c’est trop tard. Les grands-parents, c’est terminé.

2002
T’es reçue !” Mon téléphone sonne alors que je cherche encore une place rue d’Assas. Mes camarades ont vu mon nom sur la liste. Je me réjouis deux minutes. Deux minutes seulement. Je rappelle. “C’est quoi le numéro de convocation devant le nom ?” Il y a deux Charlotte Moreau qui ont passé le concours d’entrée à l’Institut Français de Presse. Cette année-là, c’est l’autre qui l’a réussi.

2003
Je passe par la porte de derrière pour entrer. Ses parents sont là mais il m’en a fait une description dissuasive. Je les entends discuter en serbe quand je monte l’escalier. En dix-huit mois de relation, je ne les rencontrerai jamais.

2004
Ma mère appelle ça mes “merdouilles”. Mon père râle. “C’est toi qui as touché à l’imprimante ?” J’ai vidé la cartouche en imprimant mes défilés préférés de la fashion week. Je les classe dans un grand porte-vues, recopie les marques au Bic noir. Isabel Marant. Stella McCartney. Sophia Kokosalaki. Chloe. Proenza Schouler. Haider Ackermann. Marni. Ça me change des
matches de foot.

2005
On m’avait prédit des années de précarité, un travail alimentaire à côté. Que le réseau ferait tout. “On ne connaît personne dans ce métier” s’inquiétait ma mère. Une seule personne a suffi. Mon CV en haut de la pile, stage, piges, CDD, CDI. Je le signe le 1er octobre, à la surprise générale. La mienne y compris.

2006
Il faut me décider entre Canalblog, Haut et fort ou Blogspot. Va pour Canalblog, comme
Nizza Girl. Un pseudo, aussi. Je choisis ce truc bizarre, sans queue ni tête, une onomatopée à vrai dire. Un look de Demi Moore pour mon premier post. Balibulle est née.

2007
Une tempête tropicale a balayé la République dominicaine juste avant qu’on n’arrive. On s’est rencontrés un mois plus tôt. On passe la semaine entière entier sans se décoller, y compris pour engloutir ce punch terrible servi à volonté du matin au soir, au bord de la piscine. À la fin du séjour, je lui offre un double de mes clefs. 

2008 
“On ne sera plus jamais seuls, plus jamais.” Je regarde le plafond de la chambre, effarée, pendant qu’elle passe la nuit à pleurer dans le salon. Qu’est-ce qui nous a pris ? J’ai calé mes vacances en juin, pour m’occuper d’elle. N’imaginais pas que ce serait si intense. Au début, elle n’a pas le droit de poser la patte par terre, je l’emmène partout dans un sac en bandoulière. L’accroche au porte-manteau dans les cabines d’essayage. Son nom fait rire tout le monde. “Tartine ? Ohhh…

2009
Ils sont montés à Helsinki, notre deuxième et dernière escale. Un groupe de retraités hilares, aussi bruyants qu’une classe de lycéens. Je les maudis, au bout du rouleau, partie vingt heures plus tôt de Nouméa, assommée par le somnifère que j’ai pris et qui me rend vaseuse au lieu de m’endormir. Tout mon corps me pèse et m’encombre.
“Koh-Lanta”, c’est pas pour les faibles.

2010
L’été au Lavandou, dans la maison familiale de notre amie Catherine, prêtée pour une semaine. Avec l’Homme, on s’est endormis devant “The Pacific”, au son des bombardements et des mitrailleuses. Quand le store de la chambre remonte d’un coup, en pleine nuit, on se réveille en sursaut. Je hurle de terreur. Lui s’est jeté sur moi. J’y repense encore. Le réflexe viscéral de me protéger.

2011
Il y a la queue devant l’entrée, comme prévu. Les meilleurs pastéis du monde et mon meilleur souvenir du Portugal. Je ne suis pas emballée par Lisbonne, ne comprends rien aux conversations dans la famille de l’Homme. Il faudra bien que je m’y mette un jour, quand même. Si je veux pouvoir m’associer à ce patronyme, ce nom à particule, à cédille et à tilde, si caressant quand eux le prononcent, systématiquement écorché en France. 

2012
Je filme mon père au practice. Il exerce son swing. Les bras sont un peu raides, les jambes nickel, malgré la prothèse qui flanque son mollet amaigri. Il n’aime pas l’été pour ça, devoir se mettre en bermuda, que tout le monde voie l’appareillage, la défaillance. Les regrets d’un corps qui a commencé à le trahir trop tôt, de tous les sports auxquels il a déjà dû renoncer, le ski, le tennis. Reste le golf, l’été, les vacances tous ensemble dans la même maison à
Jávea, avec mon amoureux, ma soeur, mon beau-frère et mes neveux. Mes dernières vacances avec mes parents.

2013
J’écris chez Starbucks. J’écris dans le jardin de mes parents. J’écris le soir chez moi en pleurant si je ne trouve pas les mots. “Il y aurait un truc à faire sur les fringues.” J’avais lancé ça comme une blague, il m’a prise au mot. J’avais rencontré Christophe pour évoquer le succès de “La femme parfaite est une connasse”, il est devenu mon éditeur. Je termine le manuscrit de mon “Antiguide de la mode” le 16 octobre. 

2014
Je suis dans les meilleures ventes à la Fnac. Je crois qu’un livre c’est ça. La tête de gondole que ma sœur prend en photo. La pub dans le journal avec écrit “le nouveau best-seller des éditions J’ai Lu”. La fierté de mes parents, qui envoient des exemplaires jusqu’en Allemagne. Quelques semaines plus tôt, je me suis pris une avoinée sur mon blog en publiant des extraits. Ce livre ne me ressemble pas, ce n’est “pas toi Bali”. Je crois qu’un livre c’est ça et ce sera toujours ça : faire réagir, vendre, faire encore mieux la prochaine fois. 

2015
Les premières contractions arrivent au milieu d’une insomnie et d’un chapitre de Marie Kondo. J’ai été arrêtée tôt, semi-alitée depuis des mois, le “faux travail” je connais. C’est autre chose. Je prends le bain requis dans la baignoire sabot de l’appartement. Mesure l’intervalle entre les contractions. Réveille le futur papa au dernier moment. Il pense encore avoir le temps. Le bain ? L’intervalle ? Oui, c’est fait. Le monde bascule maintenant. 

2016
Le hamac, la balançoire, la petite piscine gonflable posée sur l’herbe. Tout ça chez soi. Ce premier été loin de Paris. Ne plus envier les maisons de campagne de nos copains assez privilégiés pour en avoir. Vivre au vert, toute l’année. Ne rien regretter, ni maintenant ni jamais. Si, Monoprix.

2017
Une consoeur britannique me prend en photo devant
Seljalandsfoss, dans une posture incantatoire, bras levés. Sur les traces de “Game of thrones”, HBO nous met bien, je ne sais même plus à combien de cascades, geysers, et panoramas époustouflants on en est depuis notre arrivée. J’ai l’impression de puiser une force infinie en Islande. Je suis enceinte, je ne le sais pas encore.

2018
Il me le dit après coup, une fois sorti des urgences. Je suis proche du terme, déjà ronde comme un ballon. Il est à Magny-Cours et vient de se coller une chute à 240 kilomètres/heures sur le circuit. S’en sort avec quelques étourdissements et grammes de peau en moins sur le bras droit. La combinaison et le casque ont tout pris. L’expérience à moto aussi. Et la chance par dessus tout.

2019
Février sur la plage du Touquet. J’ai quitté le journal. Le journalisme aussi. Et les miens pour quelques jours. Ma première retraite d’écriture pour mon deuxième livre. Chaque seconde compte pour mille. Le flot de pensées au réveil, face à la mer. La douche que je prends en écoutant le Masque et la Plume, très fort dans la salle de bain. Les frites que je descends manger à 15h, après avoir relu un chapitre. Les maisons bourgeoises que je photographie depuis le bus du retour.

2020
Il pleure pendant l’entretien, comme si c’était hier. Il veut bien me raconter mais pas qu’il y ait son nom sur ce passage-là. Ce petit garçon qu’il n’a pas réussi à ramener. Les toilettes dans lesquelles il s’est enfermé pour essuyer ses larmes, à l’abri des regards. Je promets. Troisième livre. Les pompiers qui passent devant moi me brisent le cœur. 

2021
Mon père est au bloc, après un infarctus. Survivra ou non à l’opération, tout est possible. Dans l’attente, je me terre dans un centre commercial, achète un pantalon à un prix exorbitant. Je ne réalise pas tout de suite que je n’ai pas de réseau. À quel point je ne voulais pas ce coup de fil.

2022
Alzheimer, donc. Son cœur tient mais sa tête lâche. J’apprivoise le mot, tout ce qu’il projette, tout ce qu’il efface. Je mets des mois
à écrire dessus. J’ai lancé “Glory Box” juste avant de savoir. Un travail de mémoire, comme par hasard. Je le réalise en l’écrivant aujourd’hui.

2023
Trop de choses surgissent. Mes filles assorties sur le chemin de l’école. Le chien de 40 kilos au bout de ma laisse. Mon nom dans le ELLE papier. Les kilos de livres avalés pendant l’été. Les copains qui, tout autour de nous, se séparent. Cette vie que je viens de dérouler sur le clavier. Et tout ce que je n’y ai pas écrit.


RV le mardi 31 octobre pour le prochain Debrief


📚 VUE À LA TÉLÉ

Dans le chapitre 13 de Glory Box, je vous raconte mon irruption sur le petit écran.
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C’est quoi, Glory Box ? ICI



VISUEL : 📸 Peechaya Burroughs @pchyburrs