Le Debrief

Cap de la quarantaine et périphérie du cool, racontés depuis l'Essonne. Mon autre publication sur Kessel : le feuilleton littéraire "Glory Box".

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Par Charlotte Moreau
1 sept. · 3 mn à lire
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#40 Couper le cordon

« Et tu n’es pas rentrée pendant deux semaines ? » Ma fille n’en est pas revenue, en découvrant la date sur mon journal de bord. Celui de ma classe de mer 1987. Oui, à 6 ans et demi, j’avais passé quinze jours sans mes parents, ni aucun membre de ma famille.

Les preuves étaient là, sous nos yeux. Mon sourire édenté sur la photo de couverture. L’écriture ronde et régulière de ma maîtresse au fil des pages polycopiées. Mes illustrations peuplées de petits personnages aux visages fermés. Ma plume de CP encore balbutiante, je m’étais contentée de dessiner.

Je garde de ce séjour, le premier d’une longue série (classes de mer et colonies de vacances cumulées), un souvenir encore puissant.
La conscience de ma petitesse, dans le grand bâtiment battu par la pluie, qui abritait nos dortoirs.
L’excitation du trajet vers la Bretagne en bus-couchette.
L’effroi de ma première sortie en dériveur, sur des eaux sombres hérissées de récifs. 

Une impression d’immensité et d’aventure permanente avait plané sur ce printemps 1987.
Y a t-il eu un coup de fil de mes parents ? Un courrier ? Probablement, mais je ne m’en rappelle pas.
Toute mon attention semblait dédiée aux découvertes quotidiennes que je faisais au centre nautique ou sur la plage. Aux mots appris cette année-là. Patelle. Optimist. Épuisette.

Mon besoin de tendresse n’avait pas disparu mais il était comblé par mon institutrice. Dont je peux encore aujourd’hui, en fermant les yeux, retrouver l’odeur chérie, celle de la cigarette imprégnant ses longs cheveux teints en blond.

« J’avais adoré ce voyage, ça se faisait à l’époque, même en CP », ai-je assuré à ma fille aînée.
Trente-six ans plus tard, ça ne se fait plus. Ève fréquente le même groupe scolaire que moi, mais aucune classe de mer ou de neige n’a jamais été à l’ordre du jour. Ni avant le Covid, ni depuis.

Du coup elle ne sait pas ce qu’elle rate, et moi je diffère le moment de sauter l’obstacle. Le moment de voir mes enfants partir.

Tout au long de l’année, nous entendons leurs camarades de classe évoquer leurs vacances chez leurs cousins ou leurs grands-parents. Dans le quartier, nous croisons des couples soudain dépourvus d’enfants. “On bosse, mais c’est presque des vacances.” Nous les envions toujours un peu, car nous ne savons pas ce que c’est. Au quotidien comme en vacances, nos filles sont toujours là. Si l’un de leur parent s’absente, l’autre reste avec elles. Depuis 2015, Ève a passé un weekend chez ses cousins, et Anouk ne nous a jamais lâchés d’une semelle. Pas même pour dormir chez ses grands-parents maternels, à deux rues de chez nous.

Les facteurs sont multiples et cumulatifs.
Âge, maladie, intendance déjà lourde ou distance… Les conditions pour envoyer deux petites filles chez d’autres membres de la famille ne sont pas réunies. Alors nous faisons sans. Comme nous n’avons pas de congés payés, nous partons peu, utilisons massivement le centre aéré, sortons souvent séparément le soir.

Ça ferait hurler n’importe quel thérapeute de couple, qui nous encouragerait à faire péter davantage le budget babysitting et à organiser des escapades en amoureux pour entretenir la flamme. 

Mais ce qui est si évident dans d’autres foyers ne l’est pas dans le nôtre. À tel point que j’évite de lire tous ces articles où les grands-parents racontent à quel point ils sont sollicités. Ils viennent chatouiller des émotions désagréables chez moi. La frustration, la nostalgie de mes parents bien portants, le regret d’être, pour l’instant, le seul horizon de nos enfants.

Ce manque de séparations, le côté transactionnel de celles-ci (pour se séparer, il faut payer) n’est pas sans conséquence sur nos relations. « Tu me manques quand tu dors », me dit souvent Anouk quand je la borde le soir. Vertige de cette phrase. Parce qu’elle est symptomatique de notre fonctionnement. Et parce que je peux prédire ma détresse lorsque l’adolescence viendra et avec elle, l’inévitable fossé, auquel je me conditionne déjà.

Préparer le terrain progressivement, de leur côté comme du mien, n’est pas si simple. Plus nous sommes ensemble, plus nos réflexes de surveillance, de vigilance, sont stimulés. Le mois dernier, alors que je supervisais la piscine d’un oeil, la série du Monde « Parents quel métier ! » m’a fascinée en connaissance de cause. Notamment l’article consacré aux « enfants d’intérieur », élevés dans l’inquiétude permanente.

Moi aussi je faisais, petite, tout ce que les « free range kids » des années 80 faisaient seuls : rentrer à pied de l’école, tourner à vélo dans le quartier, m’enfoncer dans le maquis l’été. Seule, seule, seule. Idem pour mon compagnon, quelques cascades et cicatrices en plus. 

Nous avons vécu la même enfance. Mais avons consommé trop d’actualité et de séries anxiogènes depuis, pour imaginer reproduire la même chose à court terme avec nos filles. Alors je me contredis quotidiennement dans leur éducation. Leur serinant qu’elles peuvent tout accomplir, tout en hurlant sans cesse au danger. Bien sûr que j’y penserai si, à défaut d’une rassurante classer de mer entre copains, l’opportunité d’une colonie de vacances se profilait l’an prochain. Je fais confiance à Ève pour socialiser, trouver ses marques, comme j’ai trouvé les miennes à son âge, en étant plus introvertie qu’elle. Mais le trajet en bus ? Et les moniteurs ? J’ai la hantise des accidents et de la prédation. Et plus je me documente, pire c’est.

Cet été encore, quand Ève a décliné l’activité « bivouac » organisée par le centre aéré dans un parc de la commune, j’ai été soulagée. Une nuit à la belle étoile sans ses camarades de classe, elle ne voyait pas l’intérêt. Moi, ça m’a évité de nommer clairement ce que je craignais.

Alors que mes filles ont 8 et 5 ans, je ne sais toujours pas à quel moment cette terreur sourde va desserrer son étau. Comment leur offrir l’insouciance dont je bénéficiais enfant. Et que mes parents semblaient partager eux aussi. 

Je n’ai pas encore la réponse.
Elle viendra peut-être comme tant d’autres dans ce vaste labyrinthe de la parentalité : en son temps ou aux forceps. Comme tous ces Everest que j’ai franchis dans la douleur les premiers mois, après ma première grossesse.
Réussir à m’endormir sans craindre la mort subite du nourrisson.
Réussir à confier mon bébé, à retourner travailler, à mener des journées séparées sans avoir un trou dans le ventre.
Autant d’émotions qui me paraissent super drama aujourd’hui mais que je me souviens parfaitement avoir traversées. Cette peur et cette responsabilité infinies, écrasantes. 

Maintenant j’ai deux filles et je repousse progressivement le cercle de peur autour de nous. Chaque année un peu plus loin. Le cordon ne se coupe pas d’un coup, mais brin par brin. 


RV le samedi 30 septembre pour le prochain Debrief


📚 LA PLAINTE CONTRE X

Dans le chapitre 12 de “Glory Box”, je vous raconte comment je me suis retrouvée convoquée par la police des polices.
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