1980-1996. Toujours la même façade sur les clichés, l’immeuble triangulaire et les balcons sombres. Cette architecture épousant le dénivelé de la piste. L’austérité minérale des Menuires.
L’entrée parking et l’entrée « rez-de-neige », ce mot qui n’existe qu’en altitude.
Les escaliers en métal sur lesquels on dérape, la marche trop haute qui oblige à forcer le genou, même adulte.
La vie à cinq dans le studio, le lit superposé avec mes grandes soeurs, le rideau qui nous sépare des parents, la corde à linge au-dessus de la baignoire, les chaussettes sur le radiateur.
Les armoires remplies de torchons, de couvertures oranges et marron, de piques à fondue.
La porte qui reste ouverte sur le couloir de moquette ocre, dans lequel je joue pendant des heures, assise par terre.
L’étage pair et l’étage impair.
Les placards des parties communes, que l’on verrouille d’un simple coup de tournevis.
L’excitation un peu inquiète quand il faut descendre à la cave sortir les skis et la luge de leur hibernation annuelle.
Les tarots jusqu’à pas d’heure sur la table de la cuisine, quand les amis de la famille viennent taper le carton.
La cafetière qui me réveille toujours trop tôt, chaque matin.
Les cours de ski toute seule.
La peur de ne pas s’intégrer, chaque année.
L’écart d’âge et de niveau terrible avec mes soeurs, qui godillent dans le sillage de mon père.
La troisième étoile que je rate une fois, deux fois, trois fois, et à laquelle je finis par renoncer.
La crêpe sucrée comme récompense après la dernière piste de la journée.
La honte diffuse d’être la plus mauvaise skieuse de la famille.
Les après-skis « yéti » de ma mère.
Les sacs plastiques qu’elle y met quand ils commencent à prendre l’eau.
Le déjeuner au self de l’Oisans, steak haché frites, carafe d’eau, mousse au chocolat.
La frime de pousser mon plateau avec les chaussures de ski aux pieds.
La hiérarchie muette et évidente entre ceux qui skient et les autres.
Les lunettes de glacier, la crème solaire Piz Buin ou 8882, avec la tortue sur le tube.
Les légendes qu’on croise en murmurant dans la station, Léo Lacroix, Marielle Goitschel.
Les quelques dynasties savoyardes qui se partagent tous les business.
Le sommeil laborieux chaque nuit, gorge sèche, fenêtre entrouverte sur le parking.
Les respirations synchronisées dans l’appartement, pendant que j’ai les yeux grands ouverts.
Les flocons que je regarde tomber dans la lueur du réverbère.
Les remontées mécaniques qui nous séparent de la station.
Les bennes ouvertes sur le vide et cette sensation de danger quand il faut s’y engouffrer.
Les cuisses qui tirent le soir pour remonter à l’appartement.
Mes bras systématiquement encombrés par les skis, trop grands, trop lourds.
Ceux des autres qui tiennent souplement sur leurs épaules.
Ce sentiment d’être toujours empotée.
Les tentatives de snowboard, pas plus habiles.
Les rituels de l’été, aussi.
La luge sur rail, les courts de tennis qui surgissent à la fonte des neiges.
Le boxer familial qui court dans les hautes herbes.
Les bains de soleil et l’allergie au pollen.
Les hennissements et les bouses des poneys.
Les randonnées jusqu’au Lac du Lou.
Les vacances avec ma grand-mère et ma tante, leurs deux hautes silhouettes couronnées de blanc, le journal de bord qu’elles me font remplir de dessins et de textes.
1997. Et soudain la Plagne, avec ma meilleure amie, mes premières vacances sans supervision.
La chambre avec kitchenette dans laquelle on ne fait jamais à manger.
Le pain de mie nappé de crème fraîche et de Leerdammer tranché, en guise de dîner.
La fierté d’avoir été emballée par le DJ.
Les vingt-trois ans de différence avec lui.
Le ski avec la gueule de bois.
2004-2007. Les Arcs, avec l’amoureux de l’époque.
Les sapins au bord des pistes, les fenêtres boisées, la convivialité.
Le front de neige où les Anglaises paradent en minijupe à la Saint-Sylvestre.
Le snowboard face auquel on ne complexe plus, le culte du ski hors piste, l’acquisition de mots nouveaux (« rider »), d’idoles nouvelles, les fringues Patagonia et Odlo, les vidéos de Candide Thovex.
Le sentiment d’avoir rejoint enfin la clique des cool, ne serait-ce que par procuration.
2008. Le premier hiver avec le futur père de mes filles, et avec Tartine.
Ses coussinets qu’il faut protéger du sel à chaque promenade.
La légende que je me taille enfin, celle de la casse-cou en luge.
La plus effrayante descente de ma vie, les sueurs froides quand j’y repense.
Ce sentiment de montrer enfin un courage physique qui m’avait jusqu’ici fait défaut.
2009. Le ski avec les pompiers à Val Thorens.
Les courses faites avant de partir et chargées dans les coffres de toit.
Le chalet partagé et les grandes tablées.
Les menus déjà composés pour la semaine.
L’intendance qui roule toute seule.
Pour la première fois, la sensation d’espace et de lâcher-prise.
La montagne qui cesse d’être une énorme to-do list.
2016. Le cap du premier bébé.
L’épidémie de gastro à l’hôtel, celle qui vous torture pendant deux jours et vous oblige à dormir assis.
La peur de contaminer Ève.
Les larmes lorsqu’on se résout à prendre une baby-sitter pour quelques heures.
L’entrée dans un nouveau game. Celui des parents, du money time. Des fenêtres de tir et de ski qui se referment trop vite.
2018. Le nouvel an à Tignes, enceinte d’Anouk. Les sorties de plus en plus courtes, les appartements plus grands dans lesquels on passe désormais l’essentiel de son temps. L’espace que l’on bénit chaque année un peu plus. La vie du dehors qu’on a troquée contre celle du dedans.
2019. Le studio familial que l’on décide de tenter avec deux enfants en bas âge.
Les valises ouvertes entre lesquelles on slalome.
Le moindre bruit qui interrompt la sieste.
Les soirées à chuchoter et les réveils migraineux.
Ève qui apprend à skier avec son père, Anouk qui déteste la neige, déteste la luge, déteste la combi, les bonnets, les lunettes.
Les 20 mètres carrés dans lesquels j’étouffe.
La crise de larmes puis la crise de nerfs.
« Plus jamais ça. »
La rupture avec une hérédité. Celle du territoire partagé, du linge lavé dans le lavabo avec du Génie sans frotter, de la queue pour le bain et les WC, des ronflements paternels et du frigo minuscule.
Au téléphone, la famille qui ne comprend pas, qui me chambre.
« Comment tu crois qu’on faisait, nous ? Et vous étiez trois ! »
Être l’embourgeoisée, celle qui veut des chambres individuelles et des portes qui ferment. Un privilège supplémentaire au royaume des privilèges.
Le sentiment de rompre avec beaucoup de plus de choses qu’un studio.
Les années suivantes prouveront, entre gastros collectives et manque de neige, que l’espace et le confort ont leurs limites eux aussi. Mais la réflexion engagée par cette rupture symbolique continue de me travailler.
Vieillir a beau resserrer les écarts d’âge, je suis souvent celle qui décroche, décale, vit les choses à contretemps.
Ne sacralisant plus beaucoup de traditions, toutes celles qui touchent à l’osmose familiale.
La montagne en studio, mais aussi le « 24 au soir », l’avalanche de cadeaux à Noël, le coup de fil quotidien aux parents ou la petite visite chaque week-end.
J’habite tout près pourtant. « Si loin, si proche » m’écrit ma mère par texto, quand je ne me suis pas manifestée depuis quelques jours. On vit à 300 mètres l’une de l’autre. Suffisamment pour les urgences, ce qui devient précieux avec mon père. Sans que cela conditionne le reste.
Chercher encore la bonne distance pour soi, à 42 ans.
RV le mardi 28 février pour le prochain Debrief
Rencontre :
J'interviens ce jeudi 2 février de 17h à 18h au premier Festival de l'Infolettre, organisé au Ground Control, 81 rue du Charolais, à Paris 12e.
Je serai aux côtés de Nesrine Slaoui et Thomas Bigot pour une table ronde intitulée "La creator economy, ou l'émergence de nouveaux médias sous forme de newsletters".
J'y expliquerai pourquoi j'ai choisi de publier un livre sous forme de newsletter payante ("Glory Box"), tout en gardant mon RV mensuel gratuit (ce "Debrief" que vous lisez chaque mois), ferai le bilan de ces six premiers mois et répondrai à toutes les questions.
=> Entrée gratuite sur réservation et programme complet ici avec beaucoup d'auteurs Kessel et de chouettes talks/masterclasses/ateliers.
Parutions de janvier :
payan