Le Debrief

Cap de la quarantaine et périphérie du cool, racontés depuis l'Essonne. Mon autre publication sur Kessel : le feuilleton littéraire "Glory Box".

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Par Charlotte Moreau
31 janv. · 3 mn à lire
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#44 Sans toi

Je m’y mets au dernier moment. J’ai passé la matinée à enchaîner les lessives, les mails, les factures. Quelle connerie de vouloir écrire ce texte. 

Pourtant la vie sans toi, j’ai commencé à l’écrire avant ta mort. Le 7 mars 2022, quand tu as fait un arrêt respiratoire dans le couloir du rez-de-chaussée. C’était un lundi, les filles étaient à l’école. J’ai entendu ton râle en sortant de la douche.

En me voyant agenouillée sur le carrelage, encore nue et mouillée, l’Homme a compris tout de suite.

Tu étais sur le flanc, raide. On est restés là, à te parler et te caresser en pensant que tu rendais ton dernier souffle. Que malgré les soins, ton œdème pulmonaire allait avoir ta peau.

Ce jour-là, j’ai noirci mes premières pages. Comme on fait la seule chose qu’on sait faire.

Ce jour-là, le compte à rebours a commencé. Tu as survécu et on s’est mis à te traiter comme une miraculée. Vérifiant chaque matin que tu respirais encore dans ton panier. Surpris que ce soit le cas.

On a briefé les filles. Renoncé à t’emmener à la sortie de l’école. Le véto avait été clair, « faites-en le moins possible. » Puis on a arrêté les promenades.

Ton corps livrait bataille sur tous les fronts. Problèmes cardiaques, neurologiques, pulmonaires, d’arthrose. J’en oublie. Tu étais chargée comme une mule colombienne et la boîte d’oursons en guimauve Cyril Lignac dans laquelle je stockais tous tes traitements ne fermait plus. 

Un an plus tard, Tonnerre a été le plus efficace des médicaments. Occupée à défendre ton espace vital, ta gamelle, tu as repris des forces. Retrouvé une raison de quitter ton panier, de patrouiller dans le jardin, d’aboyer.

La pauvre, tu lui en as fait baver. Elle a mis du temps à avoir le droit de s’endormir près de toi. Puis sa croissance supersonique a aidé. Comme tu ne voyais plus grand chose - et n’entendais pas grand chose non plus - tu passais entre ses pattes sans t’en apercevoir. 

Vous avez traversé le printemps, l’été 2023 ensemble. 
Vous preniez l’une à côté de l’autre vos doses quotidiennes de charcuterie.
Dans les tiennes, je planquais tes comprimés. 
Puis les comprimés n’ont plus suffi.

L’incontinence est arrivée et on a découvert que les crottes semées dans ton panier ou sur les tapis, ce n’était rien par rapport à l’urine.

Je passais la serpillière derrière toi deux, trois, quatre fois par jour. Jusqu’à laisser le seau dehors pour gagner du temps, réduire ce petit coup de poignard le plus possible. Réduire la colère et l’impuissance. Et tous les bruits qui allaient avec. Le placard qu’on ouvre, l’eau qui coule, le balai qui tombe sur le carrelage, le tapis qu’on frotte. 

Oui j’étais en colère. Je ne voulais pas de cette fin-là. Je voulais que tu t’éteignes paisiblement dans ton sommeil, pas que tu agonises dans la pisse et la merde.

L’automne a commencé, on tenait. 
Et l’oedème pulmonaire est revenu.

Ça aurait pu être simple et net. Rejouer la scène du couloir. Te chuchoter que tu avais été au bout du bout, qu’on t’aimait comme des fous, que Tonnerre prenait le relais, que tout irait bien. 

Mais ça n’a pas été simple et net. 

Ce petit corps vaillant ne lâchait pas. Tordue comme une branche, légère comme une plume, tu t’accrochais à la vie. Te raclant les bronches pour respirer, sur toutes ces vidéos que je prenais de toi et que je n’osais montrer à personne.

Laver derrière toi je pouvais. T’entendre renâcler je pouvais. Mais les deux à la fois ?

Le parallèle avec le déclin de mon père m’effrayait. Face à mon chien, j’avais la capacité de faire quelque chose, de dire stop. Et j’étais paralysée. Ce pouvoir, je n’en voulais pas.

Puis un week-end l’Homme, le grand amour de ta vie, est parti au ski avec Ève. Sans lui, tu t’es laissée couler. Je t’ai longtemps observée, longtemps tenue dans mes bras. Je t’ai sentie lâcher. Me suis couchée persuadée que tu ne te réveillerais pas. Et tu t’es réveillée. Qui s’acharnait au fond ? Toi ou nous ?

On a pris la décision ce jour-là. J’aurais aimé dire un truc noble. Mais non, j’ai dit ce truc horrible : « Ce n’est plus qu’un tube digestif, je ne veux pas garder ce souvenir d’elle. » 

Voilà où mène la colère, n’est-ce pas ? À dire des trucs injustes, à écrire des trucs injustes, comme tout ce que je fais ici. Dire le laid, le dur, au lieu de célébrer le beau, le doux, ces milliers de jours heureux avec toi, qui me déchirent à chaque fois que j’y pense. Cette vidéo qui me fait pleurer instantanément et la chanson qui va avec, dès les premières notes. 

Ce pays-là, celui où je célèbre ta drôlerie, ta mignonnerie, le réconfort trouvé dans ton pelage, en pétrissant tes plis, ce pays-là où je raconte tout l’amour que tu as donné et reçu m’est encore inaccessible, barré par une vallée de larmes.

Alors je raconte le reste. 

La matinée de ton euthanasie. Cette dissociation sans laquelle on ne peut pas aller au bout. Le vétérinaire, qui te connaissait bien, a même réussi à nous faire rire en te qualifiant de « petit personnage ». Il nous a proposé de garder quelques poils. J’ai refusé, comme une idiote, « on en a partout dans la maison ». Si j’avais su. Je donnerais tout pour les avoir aujourd’hui.

Si j’avais su que tout serait si douloureux. 
Avoir envie de récupérer ton panier souillé au fond de la poubelle. 
Mettre ta cage de transport aux encombrants, le matin de mon anniversaire.
Retrouver un vieux collyre et une plaquette de comprimés intacte en rangeant un placard.
Laver le plaid Moomin dans lequel on t’avait emmenée à la clinique, bien après que ton odeur l’ait déserté. Cette odeur acide des derniers mois. 

Pleurer en croisant mon premier carlin dans la rue. Juste après m’être félicitée de ne pas avoir pleuré.

Passer de tout à rien, plus rien. La désintégration. Ce vertige qu’on découvre en perdant son animal, parce qu’il occupe chaque centimètre carré du foyer. Les mains qui se referment sur du vide. Et que les premiers jours j’ai remplies de crayons de couleur, d’albums photos en ton honneur, de stickers strassés et d’une petite pierre douce et ronde, à serrer dans la paume quand tu manques trop aux filles. Chacune a la sienne, moi aussi.

Sur les réseaux comme à la maison, je parle de toi. Pas tout le temps, mais régulièrement. 

Je parle et quand on me répond je ne sais plus quoi dire. 

929 messages depuis le 11 décembre auxquels je n’ai pas répondu autre chose qu’un coeur. Une empathie immense, inespérée dont je me remplis comme une assoiffée, et à laquelle je ne sais pas offrir autre chose que le silence.

Je suis nulle pour le beau et le doux, décidément. Ou alors je ne suis pas encore prête. Peut-être que ça aussi, ça viendra. 

Pour l’instant tout est fragile, je pars en deux secondes. À l’idée de tomber sur un vieux harnais. Ou de voir surgir les photos souvenirs sur mon iPhone sans l’avoir décidé.

Mes moments de toi, je les organise, les ritualise. Comme ce vendredi où on est allés récupérer tes cendres. En attendant de pouvoir être tous les quatre, en inscrivant le rendez-vous dans l’agenda, en emmenant Tonnerre. On a patienté jusqu’au lendemain pour oser ouvrir le carton. Pour placer l’urne sur le meuble de l’entrée, là où il y a de la vie, là où tu es centrale.

Le lundi matin, quand je me suis levée, il y avait un post-it sur l’urne. « Tu me manques ». L’écriture de l’Homme. 


RV le jeudi 29 février pour le prochain Debrief